Un certain regard
Émilie Dequenne, l’actrice belge découverte dans Rosetta, le film des frères Dardenne en 1999, est décédée à l’âge de 43 ans. On la savait malade et en rechute de son cancer. Elle était et restera un visage puissamment émouvant du cinéma de ces 25 dernières années... L’article Un certain regard est apparu en premier sur Causeur.

Émilie Dequenne, l’actrice belge découverte dans Rosetta, le film des frères Dardenne en 1999, est décédée à l’âge de 43 ans. On la savait malade et en rechute de son cancer. Elle était et restera un visage puissamment émouvant du cinéma de ces 25 dernières années
Je regrette. J’ai été bête. Je n’ai pas osé. Nous étions en vacances, elle aussi. Elle promenait son chien en famille à l’Île-Rousse, à la pointe de la Pietra, entre l’embarcadère des ferrys et les tours génoises à l’horizon. Devant nous, la Méditerranée béate, dangereusement inerte et le vent qui se lève, loin du rideau de pluie, de son Hainaut natal. Un soleil sec et un parfum d’été envahissaient les cœurs. Mais, en Corse, tout peut tourner, basculer d’une minute à l’autre, l’île est aussi belle que tempétueuse. Instable. Changeante. Naturellement indomptable. Le répit n’est que provisoire. Il aurait été inconvenant de la déranger, de l’importuner, pour lui dire quoi au juste ? Un bégaiement de fan. Une banalité de journaliste.
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La timidité est parfois bonne conseillère. Publiquement, elle avait annoncé sa maladie, on souffrait pour elle. Dans ces moments-là, on espère naïvement qu’un geste, une parole, un encouragement, un simple merci lui donneront un peu de force. Puis, on a peur du ridicule, de l’indécence, du timing imparfait, de l’intrusion du spectateur dans le cercle de l’acteur. Nous ne nous connaissions pas. Alors, je me suis tu. Á l’instant précis où nos regards se sont croisés, par reflexe, j’ai légèrement incliné la tête pour la saluer, elle m’a rendu un sourire doux et franc. Nous en sommes restés là. Rien de plus, rien de moins. Chacun a repris sa route. Et c’est tant mieux, finalement. J’aurais voulu mettre des mots sur son talent d’actrice, je n’y serais pas parvenu. J’aurais voulu lui dire qu’elle faisait partie des rares élues, celles capables de donner une vérité instantanée et non bricolée à un personnage ; sans filtre, sans ficelle du métier trop apparente, directement, charnellement, émotionnellement, elle incarnait une vérité quand d’autres jouent seulement. Dans les arts, cette sincérité extra-lucide ne ment pas. Bien sûr qu’il existe d’excellents faiseurs, d’habiles manipulateurs qui masquent les raccommodages grossiers ; avec elle, tout se matérialisait, sans fard, sans effort, comme si la vie courante, le côté ménager au sens noble de ses rôles se superposait parfaitement à l’imaginaire cinématographique. Aucune coulure, un duplicata exact des émotions et des élans, de la tristesse à la sauvagerie, du désir à la colère. Le spectateur est saisi, troublé, envoûté par cette connexion-là. Elle ne lui échappe pas. Il la reçoit comme une offrande sacrée.
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Émilie Dequenne, sans tricher, sans se victimiser, sans se consumer à la lumière des médias, donnait de la grâce et de l’éclat à des personnages populaires. Je crois bien qu’elle révélait la dignité, la haute dignité, des femmes ordinaires ou accidentées. Elle ne trahissait, ni ne salissait ses héroïnes de larmes superfétatoires. Cette captation du réel est un don du ciel. J’aurais voulu lui dire que l’on se souviendrait longtemps d’elle, par sa filmographie qui a oscillé entre cinéma d’auteurs et quelques films plus commerciaux, et surtout par son empreinte. Émilie Dequenne marquait de son empreinte indélébile un long-métrage, qu’elle en soit la vedette, et je dirais même encore plus, dans un second rôle. Récemment, en 2020, elle avait obtenu le César de la meilleure actrice dans un second rôle pour « Les Choses qu’on dit, les Choses qu’on fait » d’Emmanuel Mouret. A vrai dire, cette romance entrecroisée ne m’a laissé que quelques vagues souvenirs et pourtant je n’ai pas oublié l’interprétation d’Émilie. Je ne pourrais vous dire précisément la teneur de son rôle, par contre, j’en ressens encore son onde, son écho m’assaille à cinq ans d’intervalle. C’est ça que j’aurais voulu lui dire dans cette station balnéaire de Haute-Corse, la différence fondamentale entre une grande actrice et une professionnelle qui fait consciencieusement son travail ; au fond de ma mémoire, ces quelques minutes à l’écran reviennent me bercer. Je sais intimement, sans avoir besoin de revoir ce film, qu’elle était au diapason de ses sentiments, dans une justesse et une forme de beauté ébréchée, dans une incandescence qui était lumineuse.
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