Succès, échecs : pourquoi le rôle du mérite est-il surévalué ?

On tend à survaloriser la part du mérite dans les situations de réussite et d’échec. S’il en résulte un certain confort psychologique, cette vision réductrice peut s’avérer contre-productive.

Mar 25, 2025 - 20:57
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Succès, échecs : pourquoi le rôle du mérite est-il surévalué ?

On tend souvent à survaloriser la part du mérite dans les situations de réussite et d’échec. S’il en résulte un certain confort psychologique, cette vision réductrice peut, à long terme, avoir également des effets contre-productifs.


Une société est considérée comme « méritocratique » si les résultats (réussites ou échecs) des individus dépendent de leur mérite, c’est-à-dire à la fois de leurs capacités et des efforts qu’ils ont mis en œuvre pour atteindre leurs objectifs.

En bref, une personne qui réussit à obtenir un bon diplôme – ou un emploi bien rémunéré – par la force de son travail ou par son talent est généralement considérée comme méritant cette position et les avantages qui y sont associés. C’est beaucoup moins le cas si sa réussite est perçue comme due à la chance, ou au piston dont elle a bénéficié.


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La réalité est bien entendu plus complexe. Il existe un très grand nombre de raisons qui amènent une personne à réussir ou à échouer, parmi lesquelles certaines relèvent de son mérite et d’autres non (par exemple, elle a bénéficié d’un environnement favorable, a eu de la chance…).

Malgré tout, les explications qui relèvent du mérite et, en particulier, de sa dimension « contrôlable », reposant sur des efforts, sont souvent privilégiées lorsque les individus cherchent à expliquer leur réussite (ou échecs) ou celle des autres.

Une enquête récente montre par exemple qu’à la question « Dans votre pays aujourd’hui, quelle est à votre avis l’importance de chacun des facteurs suivants pour réussir dans la vie ? », 83 % des répondants ont considéré que « travailler dur » était « important », « très important » ou « essentiel ». C’est plus que tous les autres facteurs proposés, y compris l’état de santé, le fait d’avoir des parents instruits, le genre et l’origine ethnique.

Une vision simple, valorisée… et rassurante !

Il y a plusieurs raisons qui expliquent pourquoi les individus s’accrochent à la croyance selon laquelle le monde fonctionne sur un mode méritocratique.

L’une d’elles est que croire en la méritocratie est extrêmement facile sur le plan cognitif. Dès l’enfance, nous constatons que « plus de causes » est en général associé à « plus d’effets » : plus il pleut fort, plus on est mouillé ; plus on tape fort dans un ballon, plus celui-ci va loin.


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Comme nous sommes relativement paresseux sur le plan cognitif, ce modèle familier, simple et intuitif a tendance à être notre premier recours lorsque nous voulons expliquer quelque chose. D’ailleurs, de nombreux travaux montrent que, lorsque les individus essayent d’expliquer ce qu’ils vivent et observent, ils ont tendance à privilégier les explications qui relèvent de facteurs internes à la personne, par exemple, ce qu’elle aime ou n’aime pas, ses traits de personnalité et donc également les efforts qu’elle a déployés.

Si l’on privilégie ce type d’explications, c’est aussi pour se valoriser (particulièrement en cas de réussite) ou tout simplement parce que cela permet de se faire bien voir auprès d’évaluateurs.

En outre, penser que c’est principalement le mérite (par opposition à l’absence de mérite) qui détermine la réussite (par opposition à la non-réussite) est très rassurant. Cela permet de maintenir un certain sentiment de contrôle sur ce qui arrive – ce qui est essentiel pour s’engager dans une activité et persévérer lorsqu’on est confronté à une difficulté. C’est également nécessaire pour maintenir une bonne santé mentale.

La croyance dans la méritocratie donne enfin l’impression que tout « est en ordre » et que chacun est « à sa place ». Du point de vue de celui qui a échoué, cela permet de garder l’espoir que la mobilité ascendante est possible. Du point de vue de celui qui a réussi, croire au mérite permet d’assurer la légitimité des avantages dont il bénéficie.

D’ailleurs des recherches montrent que c’est bien lorsque la légitimité de leur statut avantagé est mise en cause que les individus qui occupent des positions de haut statut rappellent le plus les difficultés auxquelles ils ont dû faire face et les efforts qu’ils ont eu à déployer pour en arriver là où ils sont.

Bref, chacun semble trouver son compte dans le fait de penser que, dans la vie, il suffit de travailler dur pour atteindre ses objectifs. Cela contribue sans aucun doute à expliquer pourquoi il est si difficile de démystifier la croyance en la méritocratie.

Prendre en compte la complexité des situations

Croire au mérite comme principal déterminant de la réussite ou des échecs est donc à la fois simple sur le plan cognitif, valorisé socialement et très rassurant sur le plan psychologique. Toutefois, surestimer la part de mérite peut aussi amener à sous-estimer l’importance d’autres facteurs.

Si présenter les efforts comme essentiels à la réussite a indéniablement un effet motivant et rassurant, prétendre que seuls les efforts déterminent le succès et les échecs est tout à fait incorrect et présente un risque : celui de faire porter aux individus l’entière responsabilité de ce qui leur arrive.

On peut donc en venir à penser que les élèves en difficulté sont les seuls responsables de leur échec scolaire, que les personnes au chômage sont les seules responsables de leur difficulté à trouver un emploi, que les personnes en surpoids sont les seules responsables des problèmes de santé dont elles souffrent, pour ne citer que ces exemples.

Cette vision apporte par la même occasion une forme de justification aux inégalités qui existent entre les groupes. D’ailleurs, plus les individus croient au mérite, moins ils sont susceptibles d’apporter leur soutien aux populations qui sont en difficulté.

Pour autant, nier le rôle que joue le mérite dans la réussite et les échecs serait tout aussi mensonger – et délétère pour les individus, puisqu’associé à moins de contrôle, de persévérance, de sentiment de justice et de bien-être.

Changer de regard sur les inégalités

Ainsi, considérer que le mérite est le seul facteur de réussite (Figure A, ci-dessous) présente un certain nombre d’avantages (sur le plan cognitif, social, motivationnel), mais cela n’a en réalité pas plus de sens que de nier totalement la part jouée par le mérite dans la réussite (Figure B).

Dans un récent article écrit en collaboration avec plusieurs collègues, nous proposons de démystifier la méritocratie en reconnaissant que l’effort est une composante essentielle de la réussite tout en admettant que l’effort produit des résultats différents selon les circonstances (Figure C).

Fourni par l'auteur

Il s’agit là d’une vision tout aussi intuitive : une graine doit travailler dur pour pousser, mais elle aura beaucoup plus de succès si elle se trouve dans un sol riche plutôt que dans un désert. Cette façon plus précise de voir les choses pourrait contribuer à modifier la manière dont les gens envisagent la réussite mais aussi le soutien qu’ils sont susceptibles d’apporter aux personnes qui en ont besoin.

Par exemple, constater que l’origine sociale joue un rôle dans les chances de réussir scolairement ne dispense bien entendu pas d’encourager les élèves à travailler, à fournir des efforts et à persister lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés. Il s’agit là d’actions qui sont sous leur contrôle et pour lesquelles ils ont une part réelle de responsabilité. Cela va de soi.


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Mais il convient aussi de rappeler que tout ne dépend pas que d’eux. Reconnaître la part jouée par des facteurs qui ne sont pas sous leur contrôle est essentiel pour alerter sur l’importance d’améliorer leur environnement, de manière à ce que leurs efforts puissent réellement payer et que le facteur « mérite » puisse donc s’exprimer.

Cette façon de penser les réussites et les échecs a des implications sur la manière de concevoir les inégalités et ce que l’on met en œuvre pour tenter de les réduire. Ainsi, mettre en place des actions visant à améliorer les conditions des élèves des quartiers populaires, par exemple, ne signifie pas porter atteinte au principe de mérite, au contraire, puisque cela permet plutôt aux effets positifs du mérite de pouvoir s’exercer.

Cela peut montrer que la justice sociale n’est pas forcément en contradiction avec la responsabilité personnelle, mais que les deux peuvent aller de pair pour créer des conditions qui soient les plus favorables possibles à la fois à la réussite et au confort psychologique des individus.


Cet article a été co-écrit par Ian Hadden, docteur en psychologie sociale (Université de Sussex), Andrei Cimpian, professeur de psychologie (Université de New York), Matthew Easterbrook, professeur de psychologie (Université de Sussex), Lewis Doyle, chercheur postdoctoral (Université de Poitiers), Sébastien Goudeau, professeur de psychologie (INSPE Niort), et Céline Darnon, professeure de psychologie (Université Clermont Auvergne).The Conversation

Céline Darnon a reçu des financements de l'Institut Universitaire de France.

Andrei Cimpian a reçu des financements de l'Institut des sciences de l'éducation (Institute of Education Sciences) et de la Fondation nationale pour la science (National Science Foundation) aux États-Unis.

Ian Hadden ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.