Recherche : pour être de bons scientifiques, faut-il réhabiliter les émotions ?
Mieux reconnaître la place des émotions dans la production de connaissances scientifiques ne permettrait-il pas d’avoir une vision plus réaliste du travail des chercheurs, tout en l’enrichissant ?

Mieux reconnaître la place des émotions dans la production de connaissances scientifiques ne permettrait-il pas d’avoir une vision plus réaliste du travail des chercheurs, tout en renforçant sa valeur ?
Dans l’imaginaire collectif, la recherche scientifique est un modèle de rigueur et d’objectivité, où les émotions n’ont pas leur place. On imagine le chercheur comme une figure détachée, méthodique, appliquant rigoureusement des protocoles et analysant froidement ses résultats.
Cette vision aseptisée est évidemment trompeuse : les émotions sont partout en science, du choix du sujet d’étude à l’interprétation et la publication des résultats. Pourtant, elles sont aussi un véritable tabou dans le monde académique.
Notre récente étude, publiée dans Qualitative Research in Accounting and Management, met en lumière cette contradiction. Elle montre que, loin d’être un obstacle, l’émotion peut être un moteur de découverte et un outil d’analyse précieux. Alors pourquoi la recherche s’obstine-t-elle à la dissimuler ?
L’émotion comme moteur de la curiosité scientifique
Peut-on imaginer une science sans passion ? L’histoire de la recherche est jalonnée d’exemples de découvertes nées d’une fascination, d’une indignation ou d’une intuition fulgurante.
Ainsi, lorsque le ou la chercheuse décide de s’immerger dans un milieu donné pour le comprendre intimement – une approche connue sous le nom de « recherche ethnographique » –, c’est bien souvent son enthousiasme, son attachement et sa résonance émotionnelle avec ce milieu qui l’y conduisent.
Cela a été notre cas : notre envie de comprendre en profondeur les jeux de pouvoir et les processus de prise de décision dans les organisations nous a poussées à nous immerger dans la vie professionnelle de nos participants. Sans cette curiosité à la fois intellectuelle et sensible, nous n’aurions pas eu le courage de nous plonger dans ces recherches chronophages et exigeantes.
Le prix des émotions
Lorsqu’une chercheuse ou un chercheur interagit avec ses participants, il n’est pas une simple machine à enregistrer des faits : il ressent, il doute, il s’implique. C’est encore plus vrai dans le cas d’une immersion ethnographique, qui suppose un temps long passé avec les participants. Mais cette proximité émotionnelle, aussi précieuse soit-elle pour la recherche, a un prix.
En effet, c’est cette relation de confiance et de proximité avec nos participants, qui nous permet d’accéder à des récits plus sincères et à des réalités plus complexes. Cette relation est si centrale qu’elle en devient presque une nécessité méthodologique. Aussi authentique soit-elle, cette relation sert donc un objectif de publication scientifique. Qu’il ou elle en ait pleinement conscience ou non, le chercheur ou la chercheuse instrumentalise cette proximité émotionnelle pour obtenir des données plus denses, plus intimes et ainsi renforcer la valeur de son travail aux yeux de la communauté scientifique.
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Lorsque des relations amicales se sont sincèrement tissées, la situation peut devenir encore plus compliquée à gérer. Comment savoir si ce qui a été confié l’a été au chercheur ou à l’ami ? Est-on dans son bon rôle professionnel, ou bien est-on en train de « franchir la ligne » pour servir ses intérêts professionnels ?
Cette tension entre authenticité et instrumentalisation des relations peut générer un profond malaise chez les chercheurs et chercheuses, voire un sentiment de honte face à la sensation d’avoir exploité même involontairement la confiance de ses interlocuteurs.
Pourquoi les émotions sont-elles stigmatisées en science ?
Les sciences humaines et sociales ont reconnu depuis plusieurs décennies l’importance des émotions dans la production de connaissances. Pourtant, d’autres disciplines continuent de les voir comme une menace pour la rigueur scientifique. En sciences de gestion par exemple, les émotions sont perçues comme des biais à éliminer plutôt que comme des éléments à exposer et analyser. Les attentes contradictoires du monde académique peuvent créer des malaises. D’un côté, collecter des données stimulantes exige une implication émotionnelle forte, mais, de l’autre, l’institution exige un récit scientifique distant, émotionnellement neutre.
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Or, cette posture dogmatique crée une censure implicite : les chercheurs et chercheuses ressentent, mais n’en parlent pas. Cette stigmatisation pousse certains chercheurs – comme cela a été notre cas – à cacher leurs émotions dans leurs écrits scientifiques, ce qui appauvrit le récit de leur recherche et limite la compréhension des dynamiques étudiées. Ce tabou sur les émotions empêche nos disciplines d’évoluer vers une approche plus transparente et plus fidèle à la réalité de la recherche.
Les émotions et l’engagement politique dans la recherche
Derrière ce non-dit sur les émotions se cache un postulat de neutralité, dont certaines disciplines, notamment la sociologie et l’anthropologie, se sont depuis longtemps émancipées. Une recherche neutre est aussi une recherche dépolitisée alors même que, comme tout un chacun, le chercheur ou la chercheuse peut être motivée dans son travail par des émotions fortes, assumées, parfois « politiques », comme l’indignation ou la compassion.
Or, revendiquer un engagement politique peut exposer les chercheurs à des critiques, voire à une mise à l’écart, dans un monde scientifique valorisant cette posture de neutralité. Dans notre propre expérience, notre engagement nous a parfois marginalisées, placé en porte-à-faux des attentes institutionnelles.
Pourtant, cet engagement politique est aussi pour nous une source de motivation, d’espoir et de joie. Il nous pousse à approfondir nos analyses, à investiguer des champs marginalisés de la vie collective et à défendre des perspectives souvent négligées de notre champ de recherche, ce qui nous rend aussi fières de faire ce métier.
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Reconnaître la place des émotions dans la recherche ne signifie pas renoncer à la rigueur scientifique. Au contraire, c’est un moyen d’enrichir la recherche et d’accéder à des réalités plus nuancées. Des approches comme l’autoethnographie émotionnelle offrent des pistes pour intégrer cette dimension sans sacrifier l’exigence académique.
Ne serait-il pas temps d’accepter que, derrière chaque publication scientifique, il y a un chercheur ou une chercheuse avec ses doutes, ses enthousiasmes et ses émotions ? Une science plus humaine n’est pas une science moins rigoureuse : elle est simplement plus fidèle à la réalité du travail des personnes qui la produisent.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.