Quand la transformation numérique vire au fiasco : le facteur humain ignoré

Former, écouter, impliquer sont trois moments importants pour réussir une transformation numérique. Mais les moyens à mobiliser diffèrent selon les situations.

Avr 28, 2025 - 12:15
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Quand la transformation numérique vire au fiasco : le facteur humain ignoré

Pour être une réussite, la mise en place de nouveaux outils numériques doit être accompagnée, très en amont. Former, écouter, impliquer sont trois moments importants, mais les moyens à mobiliser diffèrent selon les situations. Les résultats de l’étude menée dans la police et dans une université le rappellent.


Dans de nombreuses entreprises, la mise en place d’un nouveau système informatique est perçue comme une avancée organisationnelle incontournable, répondant à des objectifs stratégiques : améliorer la performance, moderniser les processus, ou encore renforcer la sécurité. Pourtant, dans plus de 75 % des cas, ces projets échouent partiellement ou totalement. Une sous-estimation des réactions humaines face au changement est souvent en cause.

Depuis la pandémie de Covid-19, les organisations ont été poussées à adopter rapidement, et parfois à marche forcée, de nouveaux outils numériques. Si ces technologies sont censées améliorer l’efficacité et moderniser les pratiques, elles viennent souvent perturber les routines des employés, suscitant de l’incompréhension, du stress, voire du rejet. Il en résulte notamment une mauvaise utilisation des outils, une baisse de productivité, des frustrations… et de futurs projets abandonnés.

Alors, comment aider les utilisateurs à s’approprier ces nouvelles technologies ?

C’est à cette question que notre recherche tente de répondre. Elle est basée sur un modèle psychologique appelé le _Coping Model of User Adaptation_. Ce modèle explore la façon dont les utilisateurs réagissent – mentalement, émotionnellement et concrètement – lorsqu’on leur impose ou propose un nouvel outil technologique. Et surtout, comment les organisations peuvent-elles intervenir au bon moment et de la bonne façon pour rendre cette transition plus fluide et efficace.


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De l’importance d’intervenir dès l’amont

La mise en place d’un nouveau système informatique se déroule en plusieurs étapes : une phase de préparation (avant le déploiement) et une phase d’implémentation (après la mise en service). Pourtant, la majorité des recherches s’est concentrée sur la manière dont les utilisateurs réagissent une fois l’outil en place, en négligeant ce qui se joue en amont. Or, les perceptions initiales peuvent largement conditionner la suite.

Un exemple notable est l’échec de Quibi en présence d’un financement massif et d’un contenu soutenu par des célébrités en raison d’un mauvais positionnement avant le lancement et d’un manque de valeur ajoutée claire pour les utilisateurs dans un marché du streaming saturé.

Le caractère obligatoire ou volontaire de l’usage constitue également un élément très important, car cela change profondément la manière dont les individus s’y adaptent. Les stratégies de « coping » – c’est-à-dire les manières de faire face au changement – ne sont pas les mêmes selon que l’on agit sous contrainte ou par choix.

Des interventions adaptées aux besoins

Chaque étape de la mise en place d’une nouvelle technologie appelle des actions spécifiques de la part du management. Une intervention efficace ne peut se limiter à une simple formation ou à une annonce ponctuelle. Elle doit s’inscrire dans un processus continu et adapté aux besoins des utilisateurs.


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Dans la phase de préparation, avant même que la technologie ne soit déployée, la formation joue un rôle essentiel. Elle permet de réduire l’incertitude, d’atténuer les craintes et de créer des attentes positives. En parallèle, impliquer les utilisateurs dans le développement ou la sélection de l’outil favorise leur engagement. Cette participation renforce leur sentiment de contrôle et augmente les chances d’appropriation, notamment dans les contextes où l’usage de la technologie reste volontaire.

Le démarrage, une phase critique

Une fois l’outil mis en place, d’autres leviers deviennent prioritaires. L’accompagnement dans les premiers temps est crucial : les utilisateurs doivent pouvoir s’appuyer sur un support accessible et des retours constructifs pour surmonter les difficultés initiales. En outre, le sentiment de justice perçue dans le processus de changement joue un rôle important. Les utilisateurs doivent sentir que les décisions sont cohérentes, transparentes et équitables, sans quoi la défiance peut s’installer.

Enfin, il est indispensable d’adapter ces interventions au contexte dans lequel la technologie est introduite. Dans un cadre obligatoire, où les utilisateurs n’ont pas le choix, ils ont tendance à mobiliser des ressources collectives pour faire face au changement : entraide, discussions entre collègues, apprentissage en groupe. Le rôle du management est alors de soutenir ces dynamiques collaboratives.

À l’inverse, dans un cadre volontaire, l’adaptation se fait souvent de manière plus individuelle, en fonction des préférences et des besoins de chacun. Ici, la souplesse, la clarté des bénéfices et la reconnaissance du libre arbitre sont des facteurs clés de réussite.

Pour tester notre modèle, nous avons mené deux études de terrain dans des contextes très différents. Dans le premier cas, nous avons observé une situation d’usage obligatoire, au sein d’une organisation policière en Asie. Dans le second, il s’agissait d’un usage volontaire, dans une université asiatique.

Résolution rapide des problèmes

Dans le contexte obligatoire, les agents de police devaient passer d’un ancien système de communication (appelé CCII) à une version plus récente et plus performante (CCIII). Ce nouvel outil offrait des fonctionnalités avancées, conçues pour améliorer la prise de décision et l’efficacité opérationnelle. Pour accompagner ce changement, plusieurs dispositifs avaient été mis en place : des formations, des mises à jour techniques et un suivi par le biais de retours d’expérience.

Les résultats des enquêtes menées avant et après l’introduction du système ont montré que la formation avait un impact direct sur la manière dont les agents percevaient l’utilité et la facilité d’utilisation du nouvel outil. Le soutien managérial pendant la période de transition – notamment la prise en compte des retours et la résolution rapide des problèmes – a également renforcé leur évaluation positive de la technologie.

Dans le contexte volontaire, les étudiants d’une université avaient la possibilité d’adopter Microsoft 365, qui proposait de nouveaux outils collaboratifs comme Teams, Word en ligne ou encore Excel avec accès à des solutions et des outils dans le cloud. L’ancien système restait disponible, et chaque étudiant pouvait choisir de migrer ou non. Là encore, des formations avaient été proposées, accompagnées de temps d’échange et d’améliorations techniques successives. Les données recueillies un mois avant et un mois après le déploiement ont montré que la participation des étudiants en amont – lorsqu’ils ont pu tester ou donner leur avis – jouait un rôle décisif dans leur perception de l’utilité et de la simplicité d’usage. Dans ce cas, c’est surtout le sentiment de justice dans la manière dont le changement a été mis en œuvre qui a influencé l’adoption.

Ces deux études illustrent clairement que les leviers efficaces varient selon le contexte. La formation et le traitement des retours sont essentiels quand l’usage est imposé. La participation et la transparence sont prioritaires quand l’adoption repose sur un choix individuel.

BFM 2021.

Avoir ou ne pas avoir un chaperon

Ces deux études de terrain confirment qu’il n’existe pas de recette unique pour réussir l’implémentation d’une nouvelle technologie. Tout dépend du contexte d’usage, du moment dans le processus et de la manière dont les utilisateurs sont accompagnés.

Dans les situations où l’usage est obligatoire, il est crucial de miser sur des stratégies collectives d’adaptation. La formation, l’accompagnement continu et l’écoute active des retours permettent aux utilisateurs de mieux comprendre l’outil, d’en percevoir l’utilité, et de maintenir leur performance malgré les bouleversements initiaux. Ce type de soutien favorise une forme de « chaperonage » communautaire, où l’entraide entre collègues joue également un rôle clé.

Les premières impressions comptent

Dans les contextes volontaires, l’approche doit être différente. Les utilisateurs ont besoin de sentir qu’ils gardent le contrôle. Leur engagement passe alors par la participation en amont, la clarté des bénéfices et une mise en œuvre perçue comme juste et respectueuse. Ici, l’adaptation est plus individuelle, portée par le sens que chacun donne à la technologie dans son propre cadre de travail ou d’étude.

Nos résultats montrent également que les premières impressions comptent. Les croyances formées avant l’introduction d’un outil ont tendance à se maintenir dans le temps. Dans un usage obligatoire, c’est l’utilité perçue qui pèse le plus sur la suite de l’expérience. En revanche, dans un usage volontaire, c’est la facilité d’usage initiale qui influence davantage l’adoption. Mieux vaut donc agir tôt pour installer un regard positif sur la technologie. Par ailleurs, une utilisation approfondie des fonctionnalités peut atténuer les baisses de performance souvent observées après le déploiement et améliorer la satisfaction au travail.

La réussite de l’adoption d’une nouvelle technologie ne repose pas sur ses seules qualités techniques. Cela dépend surtout de la manière dont elle est introduite, expliquée et accompagnée. Former, écouter, impliquer : ces trois dimensions, si elles sont bien calibrées au contexte, peuvent faire la différence entre un échec coûteux et une transition réussie.The Conversation

Nadia-Yin Yu est une professeur de NEOMA Business School. Les auteurs de l'article de recherche original incluent Yue (Katherine) Feng de Hong Kong Polytechnic University, Kar Yan Tam et Michael C. Lai de Hong Kong University of Science and Technology.