Les empires familiaux à l’épreuve du temps

Les exemples d’entreprises comme Seb ou Groupe Rocher, qui restent dans le giron familial pendant plusieurs générations, sont relativement rares. Comment ont-ils fait ?

Avr 22, 2025 - 09:37
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Les empires familiaux à l’épreuve du temps

Il ne suffit pas de construire un empire. Encore faut-il le maintenir dans la durée, voire le transmettre en espérant qu’il perdurera au fil des années. Les exemples d’entreprises comme Seb ou Groupe Rocher, qui restent dans le giron familial pendant plusieurs générations, sont relativement rares. Comment ont-ils fait ?


Le 17 avril, Bernard Arnault (76 ans), PDG de LVMH, a soumis au vote des actionnaires une résolution portant sur la « modification des articles 12 et 16 des statuts afin d’harmoniser les limites d’âge du Président du Conseil d’administration et du Directeur général pour les porter à 85 ans ». Mission accomplie, ce texte a été voté. Ce n’est pas une première, Bernard Arnault avait déjà repoussé en 2022 la limite d’âge pour son rôle de directeur général de LVMH de 75 à 80 ans.

Bien que les nominations stratégiques, de ces dernières semaines, laissent entrevoir une préparation agile de la succession chez LVMH, la volonté de Bernard Arnault de repousser son départ au moins jusqu’en 2034 laisse penser que les astres ne sont pas encore parfaitement alignés pour le rassurer sur la pérennité de l’empire après « lui ».

En retrait à 44 ans

En effet, ces derniers mois, le géant français a annoncé plusieurs changements majeurs dans sa direction. Alexandre Arnault, 32 ans, est devenu directeur délégué de Moët Hennessy en février 2025, après avoir dirigé le marketing et le développement produit chez Tiffany & Co, et Frédéric Arnault, 29 ans, prendra la direction générale de la marque italienne Loro Piana en juin 2025, après avoir été nommé à la tête de la division montres de LVMH en janvier 2024. Côté conseil d’administration, Alexandre et Frédéric sont membres du conseil d’administration du groupe LVMH depuis 2024, aux côtés de leurs deux aînés, Delphine et Antoine.


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Autre entreprise, autres mœurs : la preuve avec le groupe Rocher, créé en 1959. Son ancien PDG Bris Rocher (petit-fils du fondateur Yves Rocher) a décidé en 2023 à l’âge de 44 ans de se retirer de ses responsabilités de DG et de continuer d’assurer la présidence du groupe. Dans l’une de ses rares interviews, il a expliqué cela par les changements majeurs qu’a connu le groupe qui « nécessitent une prise de recul de sa part » et a annoncé le lancement d’un plan de transformation, avec pour objectif notamment de restaurer la rentabilité du Groupe. Il souligne que « la première mission d’un groupe familial […] c’est de transmettre à la génération d’après, la rentabilité est donc clé ». Si les stratégies semblent différer, l’impulsion reste la même : continuer d’exister.

Les marques Tefal, Moulinex, Calor, Rowenta, Krups, connues du grand public, ont un point commun souvent ignoré : elles appartiennent toutes au groupe français SEB. L’histoire de SEB commence en 1857 avec Antoine Lescure, rétameur ambulant, qui crée son atelier de ferblanterie à Selongey. Son fils Jean lui succèdera en 1865 puis son petit-fils René en 1904. L’appellation SEB (Société d’Emboutissage de Bourgogne) revient à Jean, fils de René, qui dirigera l’entreprise de 1925 à 1952. Ses frères reprendront ensuite le flambeau familial : Frédéric Lescure à la présidence et Henri Lescure au poste de directeur général.

Transmission familiale depuis plus d’un siècle

Entre 1953 et 1960, le chiffre d’affaires de SEB est multiplié par 43 grâce à une vision mettant l’innovation au cœur de la stratégie du groupe. Henri Lescure succèdera à Frédéric Lescure en 1973 en tant que président. Trois ans plus tard, son neveu Emmanuel Lescure lui succèdera dans son rôle de PDG jusqu’en 1990, où le leadership du groupe familial sera transmis à Jacques Gairard, gendre de Henri Lescure. En 2000, c’est Thierry de La Tour d’Artaise, gendre d’Emmanuel Lescure, qui est nommé pour diriger le groupe, un mandat qui a duré 22 ans.

L’année 2022 a marqué un tournant dans la gouvernance du groupe. Après 166 ans de règne familial à la tête de l’entreprise, Stanislas de Gramont devient le premier directeur général extérieur à la famille Lescure de l’histoire du groupe. Thierry de La Tour d’Artaise qui reste au poste de président explique cette décision : « Dans un monde qui accélère, il est important d’avoir un double management capable de gérer le long et le court terme, c’est un tandem indispensable. Pendant 22 ans, j’étais chargé du court et du long terme et aujourd’hui il devient difficile d’avoir les yeux partout dans un univers où tout évolue si rapidement avec les tensions internationales, les crises énergétiques, les risques de guerre. »


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Facteurs de différenciation

La longévité exceptionnelle de certaines entreprises familiales intrigue les chercheurs et, parfois, inspirent les dirigeants d’entreprises. En 2005, Miller et Le-Breton Miller explorent les facteurs qui permettent aux entreprises familiales de se différencier et d’assurer leur pérennité sur le long terme. Pour cela, ils étudient 60 grandes entreprises familiales d’un âge médian de 104 ans. Leurs résultats mettent en avant quatre priorités d’affaires communes à ces entreprises qui durent dans le temps : la continuité (continuity), la communauté (community), les connexions (connections) et le commandement (command).

Contrairement aux entreprises où la pression des actionnaires peut favoriser une approche de court terme, les entreprises familiales adoptent une stratégie tournée vers l’avenir favorisant la continuité. Les décisions opportunistes dictées par la rentabilité immédiate sont ainsi évitées. La transmission du savoir-faire, du capital social et des valeurs entre générations assure une continuité de la culture d’entreprise et une stabilité managériale. La singularité de cette transmission dans les entreprises familiales, un sujet sur lequel nous travaillons depuis plusieurs années est une source incontestable d’avantage compétitif. L’apprentissage organisationnel dans les entreprises familiales est singulier car la variable temps le rend difficilement imitable.

Un autre pilier des entreprises familiales réside dans leur capacité à tisser des liens solides avec leur communauté : employés, partenaires et clients. Elles s’inscrivent dans une dynamique de gestion humaine et durable, fondée sur la loyauté et la confiance mutuelle. Cette approche renforce la cohésion interne, favorise l’engagement des collaborateurs et instaure une relation de confiance avec les partenaires économiques. Elles ont tendance à entretenir des relations de long terme avec leurs fournisseurs et partenaires et à privilégier la qualité et la fiabilité des collaborations, plus que la maximisation des marges.

France 24 – 2018.

S’extraire de la pression actionnariale

La connexion des entreprises familiales à leur territoire, à leurs clients et à leurs valeurs, constitue un levier puissant de pérennité. L’ancrage territorial fort permet la sécurisation des ressources, le soutien des acteurs locaux et la différenciation par la qualité et l’authenticité.

Enfin, le commandement est un facteur essentiel de la longévité des entreprises familiales. Loin des logiques de gouvernance court-termistes, les groupes familiaux bénéficient souvent d’une stabilité managériale et d’un leadership visionnaire, garantissant une transmission efficace des valeurs et de la culture d’entreprise. Cette gouvernance repose sur un équilibre entre tradition et innovation, permettant aux entreprises familiales de s’adapter aux évolutions du marché tout en conservant leur ADN. Une bonne gouvernance sait se remettre en question et faire appel à des experts externes ou membres extérieurs à la famille pour assurer la pérennité. C’est une gouvernance qui anticipe et prépare la succession.

Chez les PME et ETI familiales, la bonne gestion des successions à leur tête constitue souvent une menace pour leur pérennité. J’ai eu l’occasion de faire partie du comité de pilotage et de suivi de l’étude de BPI France Le Lab (2023), _ les Entreprises familiales à l’épreuve des générations_, qui met en avant des conclusions dans ce sens. Si la pérennité et la conservation de l’indépendance financière demeurent, sans grande surprise, la priorité numéro 1 des PME et ETI familiales, plus d’un tiers des dirigeants de plus de 70 ans n’ont toujours pas formalisé de plan de succession ; la moitié pour ceux âgés de 60 à 69 ans et les trois quarts pour ceux de 50 à 59 ans.The Conversation

Sara Bentebbaa ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.