L’arrestation d’Ekrem Imamoglu : quand Erdogan tente d’éliminer toute possibilité d’alternance

Analyse de l’« ekremisme », c’est-à-dire de la politique conduite à Istanbul par le maire Ekrem Imamoglu, actuellement emprisonné par le régime turc.

Avr 24, 2025 - 18:17
 0
L’arrestation d’Ekrem Imamoglu : quand Erdogan tente d’éliminer toute possibilité d’alternance

Ce qu’Erdogan veut détruire en envoyant en prison Ekrem Imamoglu, ce n’est pas seulement la candidature d’un homme susceptible de le battre à la prochaine présidentielle. C’est aussi, voire surtout, un modèle de gouvernance, celui que l’édile déchu a instauré à Istanbul au cours de ses six années en tant que maire, qui privilégie la démocratie directe et qui montre qu’une autre voie que celle, autoritaire et verticale, chère au pouvoir est possible.


Le mercredi 19 mars au matin, le maire d’Istanbul Ekrem Imamoglu a été placé en garde à vue avec 105 autres personnes sous les accusations de corruption et d’aide au terrorisme. Il est manifeste que cette opération vise cet homme politique et son équipe stambouliote, c’est-à-dire les cadres de la municipalité d’Istanbul, les maires d’arrondissement et les conseillers. L’opinion publique, tant nationale qu’internationale, s’accorde largement pour qualifier cette affaire de procès politique.

C’est pourquoi les médias internationaux s’interrogent sur les raisons pour lesquelles Ekrem Imamoglu est actuellement la cible du pouvoir. Dans les analyses, l’accent est principalement mis sur le profil personnel d’Imamoglu. En résumé, il est souvent présenté comme « un homme politique issu d’une famille sunnite et conservatrice, menant une vie séculaire, qui prie mais consomme de l’alcool », en opposition au président Erdogan, perçu comme un dirigeant religieux et conservateur. Toutefois, ce type d’analyses normatives et simplistes est insuffisant pour comprendre les dynamiques en jeu : le profil d’Imamoglu, largement répandu dans le paysage politique de la Turquie, ne se distingue pas fondamentalement de celui de nombreux autres responsables politiques d’opposition.

En réalité, la raison pour laquelle Imamoglu est visé par le pouvoir est qu’il contribue progressivement à briser l’illusion d’absence d’alternative construite par un parti hégémonique, l’AKP (Parti de développement et de justice, au pouvoir), qui prétend détenir le monopole du soutien des masses depuis le début des années 2000. Dans le contexte d’autoritarisme compétitif de la Turquie, l’émergence de la politique d’Ekrem Imamoglu et de son équipe, que nous qualifions d’« ekremisme » (Ekremizm) ou de « politique ekremiste » (Ekremist siyaset), a commencé à éroder cette dynamique, depuis l’accession d’Imamoglu au poste de maire d’Istanbul en 2019, par sa gouvernance locale, son approche politique et ses succès électoraux.

Le secret de la performance électorale de la politique ekremiste : mobilisation citoyenne et volontariat

Depuis sa candidature en 2014 à la mairie de Beylikdüzü (l’un des arrondissements d’Istanbul), Ekrem Imamoglu a remporté toutes les élections auxquelles il a participé. Ces succès s’expliquent en grande partie par un modèle de campagne fondé non seulement sur la mobilisation des militants de son parti mais aussi, et surtout, sur la mobilisation citoyenne au sens large. Ce modèle permet au candidat d’isoler sa campagne électorale des dysfonctionnements de son parti, le Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), tels que les conflits internes et le manque de militants actifs, tout en lui assurant l’accès aux ressources humaines nécessaires à sa mise en œuvre.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


Lors des élections municipales de 2014, une première équipe composée de plus de 500 volontaires avait été constituée. En 2019, les « Volontaires d’Istanbul » (Istanbul Gönüllüleri), un groupe formé par d’anciens membres de l’association Oy ve Ötesi — une association indépendante d’observation électorale, active depuis 2014 —, a décidé de soutenir la candidature d’Imamoglu. Ce collectif, composé majoritairement de membres ou d’électeurs du CHP ainsi que d’électeurs d’autres partis d’opposition, est devenu la principale organisation citoyenne de la stratégie électorale ekremiste.

Ekrem Imamoglu s’adresse aux volontaires lors de la Rencontre des Bénévoles d’Istanbul au début de sa campagne électorale pour les élections locales de 2024. 29 février 2024, Istanbul. Necati Mert Gümüs, Fourni par l'auteur

Les Volontaires d’Istanbul disposent aujourd’hui de représentations dans les arrondissements de la ville, les universités, et même à l’étranger depuis les élections de 2023. Ils ont activement mobilisé des citoyens bénévoles pour protéger les votes en faveur d’Imamoglu lors des élections locales de 2019 et 2024. Dans un contexte de perte de confiance dans le système électoral, marqué depuis le début des années 2010 par des accusations croissantes de fraudes et de manipulations des urnes, les Volontaires d’Istanbul ont réussi à se déployer dans tous les bureaux de vote d’Istanbul et à publier les résultats lors des élections municipales de 2019.

Ce modèle s’est progressivement diffusé à l’échelle nationale. Lors des élections générales de 2023, sous le nom de Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri), l’organisation a mobilisé plus de 100 000 citoyens à travers tout le pays pour assurer la sécurité électorale en faveur de Kemal Kilicdaroglu, candidat commun soutenu par Ekrem Imamoglu et l’Alliance de la Nation de l’opposition commune. En 2024, les Volontaires d’Istanbul ont également aidé d’autres candidats du CHP à mettre en place leurs propres réseaux de sécurité électorale. Par exemple, les Volontaires de Bursa (Bursa Gönüllüleri) ont été constitués pour soutenir la campagne de Mustafa Bozbey, candidat du CHP à la mairie métropolitaine de Bursa.

Les Volontaires d’Istanbul jouent également un rôle actif dans les campagnes électorales de 2019 et 2024 d’Ekrem Imamoglu. Ils mènent diverses activités telles que le porte-à-porte, les visites à domicile, les contacts avec les commerçants ainsi que la distribution de tracts électoraux dans des espaces publics comme les sorties de métro ou les places. Ces actions sont même adaptées aux caractéristiques socio-économiques des quartiers ciblés, avec des discours et des approches ajustés en conséquence.

Pendant ces campagnes, les volontaires recueillent les retours positifs et négatifs des citoyens, fournissant ainsi des données à la fois qualitatives et quantitatives pour orienter la stratégie électorale. En dehors des périodes électorales, les Volontaires d’Istanbul collaborent également avec la municipalité métropolitaine d’Istanbul sur des projets de volontariat urbain, notamment en matière de politiques sociales ou de protection des animaux. Ces initiatives semblent alors contribuer de manière significative à renforcer le soutien électoral à Imamoglu, en particulier parmi les femmes et les populations urbaines précarisées.

Une communication directe et participative avec les citoyens dans les processus politiques

Ekrem Imamoglu n’hésite pas à établir une communication directe et participative avec les citoyens en dehors des périodes électorales, et à les impliquer dans les processus politiques. Il est régulièrement visible dans l’espace public en interaction individuelle et directe avec les habitants d’Istanbul et ses électeurs : dans les rues, sur les places, lors de visites aux commerçants ou sur les marchés.

Désormais reconnu comme un homme politique habile dans l’art de la répartie et du dialogue spontané, Imamoglu informe continuellement les citoyens et les invite à exprimer leurs idées et propositions. Par exemple, au lendemain de la défaite de l’opposition lors de l’élection présidentielle de 2023, il a publié, tôt le matin, une vidéo dans laquelle il promettait un « changement » avant de lancer, le 4 juillet 2023, un site Internet intitulé « Le changement pour le pouvoir » (İktidar için Değişim), invitant les citoyens à partager leurs opinions sur celui-ci pour un renouveau du CHP et de la Turquie. Selon les données publiées, le site a reçu plus d’un million de visites et plus de 100 000 contributions.

Les retours de ces électeurs modifient sa ligne politique, ce qui crée chez ses sympathisants le sentiment d’être écoutés. Imamoglu a déclaré le 27 juillet 2023 que la majorité des suggestions portaient sur une demande de changement à la tête du CHP. Par la suite, lors du 38e Congrès ordinaire du CHP, le 4 novembre 2023, il a soutenu la candidature, qui allait être victorieuse, d’Özgür Özel contre celle du président sortant du parti, Kemal Kilicdaroglu, qui avait perdu contre Erdogan lors de l’élection présidentielle de 2023. Il était le seul maire des grandes métropoles du CHP ayant soutenu publiquement l’opposition au sein de son parti.

Cette stratégie se retrouve également dans les conflits et blocages opposant la municipalité d’Istanbul au gouvernement central. Pétitions, sondages, forums et ateliers participatifs comptent parmi les outils les plus fréquemment utilisés. Cette approche permet à Imamoglu de construire un leadership autonome, en dehors du cadre de son parti, et de s’appuyer sur un soutien populaire direct.

La gouvernance ekremiste : participation citoyenne et transparence

La Turquie est marquée depuis longtemps par une dérive autoritaire et par une perte de transparence dans la gouvernance publique. Si l’on considère l’approche descendante et autoritaire adoptée dans les projets du gouvernement central, ainsi que les mobilisations locales qui y réagissent — telles que les revendications pour l’abolition des entretiens discriminatoires dans les recrutements publics —, on comprend mieux pourquoi le modèle de gouvernance publique instauré par la politique ekremiste à l’échelle locale émerge comme une alternative significative qui repose sur la participation citoyenne et la transparence.

Les bases de ce modèle ont été posées dès 2010, lorsque Ekrem Imamoglu est devenu président de la section locale du CHP à Beylikdüzü. Il y a mis en place une structure organisationnelle horizontale au sein des cellules de quartier du parti, en intégrant activement les bénévoles dans un esprit participatif. Par exemple, il a fondé des Maisons de solidarité dirigées par des femmes dans plusieurs quartiers. Il a aussi appliqué un quota de genre de 50 % au sein de la direction locale du parti, si bien que, déjà à cette époque, la moitié des membres de la section étaient des femmes, et la représentation féminine dépassait les 40 % à la fois dans les structures de quartier et dans la direction de la section.

Cette stratégie a permis d’élargir la base militante et de dynamiser la structure locale du parti. Après avoir été élu maire de Beylikdüzü en 2014, Imamoglu a poursuivi cette politique de recrutement des femmes et féminisation de la direction municipale. Il a également maintenu une communication directe avec les citoyens à travers les Journées citoyennes organisées en présentiel. Enfin, il a intégré le modèle des maisons de solidarité à la municipalité en fondant des centres de vie sociale accessibles à tous.

Immédiatement après les élections municipales de 2019, la nouvelle administration d’Ekrem Imamoglu dans la municipalité métropolitaine d’Istanbul (IBB) a commencé à diffuser en direct les séances du conseil municipal d’Istanbul et à enregistrer en vidéo les entretiens d’embauche. Tandis que le nombre de femmes employées par la mairie augmentait de manière significative, le tout premier plan local d’action pour l’égalité a été élaboré en 2021. Pour renforcer la démocratie participative locale, deux institutions clés ont été créées : l’Agence de planification d’Istanbul (IPA) et le Conseil de la ville d’Istanbul.

Les bureaux de l’Agence de planification ont non seulement développé des outils de participation, mais ont également proposé des politiques publiques élaborées de manière participative. Par exemple, le bureau KonkurIstanbul soumet régulièrement des projets urbains, tels que les places publiques, à des votes citoyens (comme pour le projet de la place Taksim en 2020, auquel ont participé 209 000 Stambouliotes). Le bureau Vision2050, quant à lui, a élaboré le plan stratégique de développement de la ville sur 25 ans à l’aide d’ateliers, d’enquêtes et de groupes de discussion.

Le Bureau des statistiques d’Istanbul publie les données municipales via un portail de données ouvertes (IBB Açik Veri Portali), tout en menant des enquêtes régulières sur divers sujets. Pour la première fois dans l’histoire de la ville, le Conseil de la ville d’Istanbul a mis en place des mécanismes participatifs locaux tels que des assemblées, des groupes de travail, des forums, des cafés participatifs, le budget participatif dans lequel la municipalité élabore une partie de son budget aux projets proposés et votés par les habitants et des initiatives comme Istanbul demande aux enfants, Istanbul demande aux personnes âgées ou encore l’atelier avec les communautés roms. Ces mécanismes visent à inclure la société civile et divers groupes sociaux dans la gouvernance locale.

L’application mobile IBB Senin informe des millions de citoyens sur les projets de la mairie tout en recueillant leurs opinions via des sondages. La direction de la planification urbaine de la municipalité a également lancé plusieurs projets de planification participative, couvrant presque tous les arrondissements d’Istanbul. Le plan le plus emblématique reste « Beyoglu est à toi » (Beyoglu Senin).

Suivi de près par l’opinion publique, le programme IBB Miras (Patrimoine municipalité métropolitaine d’Istanbul) privilégie, depuis 2019, des projets de restauration qui transforment les bâtiments historiques en espaces publics gratuits accessibles à la population et aux organisations de la société civile. Parmi les exemples notables, citons des bibliothèques ouvertes aux jeunes et aux étudiants (comme Casa Botter, les bibliothèques sur les ports, ou encore la bibliothèque du trolleybus), des ateliers et des espaces d’exposition pour les associations locales, ou des forums citoyens dans des lieux tels que le Musée Gazhane, le Musée Baruthane, le lieu culturel Çubuklu Silolar. De plus, la municipalité garantit la transparence en ouvrant les chantiers au public et aux experts.

Un modèle en danger

Les résultats des élections locales de 2019 et 2024 ont permis à l’opposition en Turquie à développer une voie alternative face au pouvoir central autoritaire. La politique d’Ekrem Imamoglu lui a permis d’exercer une domination politique au niveau local d’Istanbul malgré l’hégémonie de l’AKP au niveau national.

Par ailleurs, en diffusant les dispositifs et mécanismes de ce modèle aux arrondissements de la ville d’Istanbul et au pays entier, la politique ekremiste a construit une nouvelle façon de faire la politique et a contribué à renforcer une alternative politique d’envergure. L’opposition en Turquie risque aujourd’hui de perdre son alternative la plus tangible si elle ne parvient pas à faire face aux attaques d’Erdogan.The Conversation

Necati Mert Gümüs est membre fondateur de Initiative de Reforme Locale (Yerel Reform Girişimi, Turquie). Il a reçu des financements de l'Institut français d'études anatoliennes (IFEA) pour ses recherches doctorales.