La magistrature en robe de chambre
Les conditions du recrutement des magistrats ou du fonctionnement de notre justice restent extrêmement mystérieuses pour les citoyens. Les récentes affaires Le Pen, Sarkozy ou Zemmour, abordées dans notre nouveau numéro de Causeur, ont suscité de nombreuses critiques des juges dans le débat public - une profession pour laquelle toute remise en cause collective est vécue comme une attaque insupportable. Mais pourquoi donc? L’article La magistrature en robe de chambre est apparu en premier sur Causeur.

Les conditions du recrutement des magistrats ou du fonctionnement de notre justice restent extrêmement mystérieuses pour les citoyens. Les récentes affaires Le Pen, Sarkozy ou Zemmour, abordées dans notre nouveau numéro de Causeur, ont suscité de nombreuses critiques des juges dans le débat public – une profession pour laquelle toute remise en cause collective est vécue comme une attaque insupportable. Mais pourquoi donc?

La magistrature française compte environ 8 000 membres. Elle offre des rémunérations comprises entre 2 500 et 9 000 euros par mois, accorde neuf semaines de congés annuels, impose des horaires extensibles et souffre de conditions matérielles souvent précaires. Le serment des magistrats est solennel : « Je jure de remplir mes fonctions avec indépendance, impartialité et humanité, de me comporter en tout comme un magistrat digne, intègre et loyal. »
Autorité judiciaire dont l’indépendance est garantie par la Constitution, la magistrature est à la fois omniprésente dans la vie des citoyens et étonnamment opaque.
Mais qui sont réellement ceux qui la composent ?
Entrée en matière
L’entrée dans la carrière passe principalement par un concours d’accès à l’École nationale de la magistrature, accessible aux étudiants Bac +4, aux fonctionnaires et aux salariés du privé remplissant certaines conditions. Le concours est exigeant. En 2023, seulement 287 candidats ont été admis sur les 2 625 inscrits au premier concours, soit un taux de réussite de 11 %. Les épreuves, communes aux trois concours, mêlent dissertations de culture générale ou de droit généraliste, cas pratiques juridiques et mises en situation inspirées des pratiques managériales. Une épreuve de langue étrangère est également imposée, signe de la volonté de rapprocher cette sélection des standards internationaux des grandes écoles.
Cette logique s’inscrit dans un mouvement plus large de standardisation des élites administratives françaises : l’idéal est celui d’un cadre supérieur mobile, polyvalent, capable de naviguer entre administrations, politique et privé. Le profil du lauréat du concours reflète ce modèle. La magistrature, jadis issue des facultés de droit, recrute désormais massivement parmi les étudiants des Instituts d’études politiques. En 2023, 30 % des admis au premier concours avaient préparé l’épreuve exclusivement dans un IEP. Le concours leur est particulièrement favorable, en ce qu’il accorde moins de poids aux épreuves juridiques techniques et davantage aux disciplines transversales. À cela s’ajoute un « grand oral » éliminatoire, conçu comme une épreuve de culture générale mais souvent éloignée des réalités juridiques. Les jurys n’y sont pas connus pour leur anticonformisme.
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Le recrutement présente également une forte concentration géographique. En 2024, 27 % des auditeurs de justice étaient nés en Île-de-France. Le recours à des préparations privées, le plus souvent parisiennes, est devenu la norme. En 2023, 35 % des lauréats du premier concours et 57 % de ceux du second avaient suivi une préparation privée. En cumulant IEP et prépas privées, on atteint près de 70 % des admis. Le corps est par ailleurs très féminisé : 75 % de femmes au premier concours, 88 % au second, 93 % au troisième. En 2020, 69 % de l’ensemble des magistrats étaient des femmes. Ainsi se dessine le profil dominant de la magistrature d’aujourd’hui : une jeune femme parisienne, issue d’un IEP, bien préparée, et conforme aux attentes d’un système de sélection homogénéisé.
Années bordelaises
L’entrée à l’ENM est vécue comme un soulagement. L’auditeur de justice, dès son arrivée à Bordeaux, entame une formation alternant enseignements théoriques et stages, le principal s’effectuant en juridiction pendant un an. D’autres stages, plus courts, permettent de découvrir les acteurs du monde judiciaire : avocats, forces de l’ordre, administration pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse. La formation est partagée entre l’apprentissage technique du métier et l’acquisition d’une culture générale. Les enseignements techniques sont assurés par des magistrats expérimentés et sont généralement bien structurés. C’est la partie « culture générale » qui suscite davantage de critiques. Elle prend notamment la forme de conférences devant l’ensemble de la promotion, qui vont parfois au-delà de la simple transmission de savoir. Certaines relèvent de la tribune militante ou du discours orienté, notamment lorsqu’un membre du GISTI est invité à s’exprimer sur les migrations ou qu’un juge de la Cour européenne des droits de l’homme expose une vision normative des droits fondamentaux. Le débat contradictoire est souvent absent. Tenter d’apporter publiquement une contradiction lors de ces séances expose à des rappels à l’ordre par la direction de l’École.
Cette formation favorise aussi un fort esprit de corps. Comme l’écrit Hervé Lehman, ancien magistrat et avocat, les élèves vivent ensemble une année durant, parfois dans des résidences communes, partagent leurs soirées et développent des liens amicaux ou plus intimes. Cette proximité a des effets durables sur la carrière, car elle entretient des solidarités implicites entre collègues. Une fois en juridiction, difficile d’oublier que l’on a dansé, débattu ou vécu avec un confrère que l’on retrouvera dans une autre fonction. Cet esprit d’appartenance est renforcé par le réflexe de défense corporatiste, comme en témoigne la réaction à la critique formulée par Éric Dupond-Moretti lorsqu’il dénonçait l’entre-soi de l’ENM. Plusieurs juridictions avaient alors voté des motions de soutien à l’École, comme si toute critique de la formation portait atteinte au corps tout entier.
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A l’issue de la scolarité, le rang de classement détermine le premier poste du jeune magistrat, avec un choix : siège ou parquet ? Les juges du siège1 sont (en principe) autonomes et indépendants, les membres du parquet (substituts du procureur) appliquent la politique pénale du gouvernement sous l’autorité d’un procureur. Même formation, mêmes compétences, même exigence d’impartialité pour des fonctions différentes, avec la possibilité de passer de l’une à l’autre au cours de sa carrière. Les fonctions du parquet sont traditionnellement plus masculines compte tenu des contraintes d’emploi du temps (astreintes de nuit et de week-end, permanences) mais l’écart tend à se réduire.
Un début de carrière mouvementé
Une fois nommé, le jeune magistrat découvre une réalité souvent éprouvante : cabinet surchargé, délais serrés, manque de moyens, locaux dégradés. Les premières années sont rudes, d’autant plus que s’ajoute l’apprentissage des relations avec les collègues et la hiérarchie. Les mutations se font sur la base de vœux adressés à la Direction des services judiciaires, qui publie ensuite une liste, appelée « Transparence », soumise au Conseil supérieur de la magistrature. Officiellement, l’ancienneté est le seul critère de sélection. En réalité, plusieurs éléments perturbent cette apparente objectivité. Les syndicats sont consultés en amont par le ministère et peuvent recommander certains profils. Les magistrats non retenus peuvent formuler des « observations » au CSM, qui peut attirer l’attention sur un dossier au nom de critères flous, relevant autant du personnel que du professionnel. Surtout, certains postes échappent à la logique d’ancienneté : les « postes profilés » sont pourvus sur dossier, souvent dans des fonctions sensibles ou prestigieuses. Ces sélections semblent parfois s’opérer sur la base du réseau, d’un passage dans un cabinet ministériel, ou de liens personnels noués à l’École. Les connivences ne figurent évidemment pas dans la Transparence. Ce système parallèle permet de comprendre une boutade fréquente chez les magistrats : la Transparence, c’est l’Opacité.
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Le corporatisme prend aussi une forme plus subtile. Les magistrats ne sont pas indépendants les uns des autres. Dans un tribunal, ils discutent, échangent, s’influencent. Cela fait partie de la vie d’un corps, mais peut biaiser l’exercice de la fonction. Ce copinage peut se doubler d’influences extérieures. La haute magistrature est fréquemment traversée par des engagements politiques. Certains magistrats alternent sans gêne entre fonctions juridictionnelles et responsabilités dans des cabinets ministériels ou dans des partis. Adeline Hazan, Éric Halphen, Louis Joinet, Hubert Dujardin ou Jean-Pierre Rosenczveig notamment incarnent cette porosité entre magistrature et politique. Les nominations aux postes les plus élevés se font par réseaux et connivences. Il suffit de quelques appels bien placés dans un cabinet ou à l’administration centrale, et d’un nom glissé dans l’oreille d’un ministre pour faire avancer une carrière. Les prises de positions publiques des syndicats renforcent cette confusion. Certains communiqués appellent à voter pour tel candidat, d’autres dénoncent telle loi ou tel gouvernement. Ces déclarations, rarement critiquées en interne, interrogent l’impartialité du corps.
Failles disciplinaires et conséquences sur notre justice
Ils ne l’admettront que rarement, mais les juges sont faillibles. Leurs décisions peuvent être révisées par la voie de l’appel ou de la cassation, mais uniquement par d’autres juges, eux-mêmes souvent issus du même système. Sur le plan disciplinaire, le Conseil supérieur de la magistrature est censé assurer une forme de contrôle. Mais son action reste timide. En 2023, il n’a prononcé que sept sanctions disciplinaires, pour un corps de 9 000 magistrats, soit un taux de 0,07 %. À titre de comparaison, le taux de sanction dans la police se situe entre 1 et 2 %. Cette faiblesse laisse toute latitude à une minorité de magistrats pour contourner la loi, la plier, voire l’ignorer. Le juge, qui est censé être la bouche de la loi, devient parfois son démiurge. Certains partent de la peine qu’ils veulent prononcer, puis construisent un raisonnement juridique pour y parvenir, quitte à tordre le droit. Ce fonctionnement repose moins sur la règle que sur une idéologie personnelle. Quand la loi est variable et la justice subjective, la victime peut devenir coupable, et le délinquant, martyr.
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Or, toute remise en cause collective est vécue comme une attaque insupportable. Le corps reste solidaire. Régis de Castelnau note justement que cette irresponsabilité exaspère l’opinion publique. En réalité, la majorité des magistrats est compétente, mais reste incapable de contenir les dérives de la minorité militante. Cette minorité tyrannique parvient ainsi à elle seule à verrouiller tout le système institutionnel français.
À l’arrivée, le pouvoir politique, entravé par une autorité judiciaire qui aspire à devenir véritable pouvoir sans en assumer la responsabilité et sans rendre de compte, est impuissant. Ce tiraillement entre une légitimité tirée de la loi et des garanties d’indépendance et d’impartialité et une volonté d’une partie du Corps de participer au débat public, voire de l’influencer, est mortifère pour une institution déjà mal en point. L’heure est à un retour à davantage de rigueur et d’humilité si l’on veut sauver le patient magistrature de sa gangrène.
- Juges d’instruction, aux affaires familiales, des tutelles, des enfants, juges correctionnels ou civils.
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