Jugée au nom du peuple, vraiment ?
Marine Le Pen aurait pu ne pas être condamnée pour détournement de fonds publics… c’est écrit dans la Constitution ! Mais les juges en ont fait une autre lecture. Les explications de l’avocat Pierre-Henri Bovis... L’article Jugée au nom du peuple, vraiment ? est apparu en premier sur Causeur.

Marine Le Pen aurait pu ne pas être condamnée pour détournement de fonds publics… c’est écrit dans la Constitution ! Mais les juges en ont fait une autre lecture. Les explications de l’avocat Pierre-Henri Bovis.
Il n’est pas ici question de savoir si Marine Le Pen doit être condamnée pénalement des faits reprochés, mais si cette condamnation doit la priver de représenter une partie du peuple à la prochaine élection présidentielle, contre l’extrême réserve du Conseil constitutionnel. N’avons-nous pas porté sur les bancs de l’Assemblée nationale des individus fichés S pour leurs actes de violence, d’anciens dealers revendiqués, ou toléré des candidats visés pour apologie du terrorisme ? Cette réalité est peut-être moralement regrettable mais conforme à l’esprit de la Constitution. Dès lors, il est évident qu’une peine d’inéligibilité avec exécution provisoire aux plus hautes fonctions a un caractère disproportionné et censure la liberté de l’électeur.
Il est toujours utile de se remémorer la Constitution du 4 octobre 1958 et son esprit, laquelle prévoit que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par leur représentant ou par la voie du référendum ». Le sens de cette disposition voulue par le général de Gaulle et Michel Debré consiste à affirmer que seul le peuple français décide librement et souverainement du destin de la nation.
D’ailleurs, si un temps la justice fut rendue par délégation du roi qui disposait du pouvoir divin, celle-ci est rendue désormais dans notre République « au nom du peuple français ». Il est donc cocasse que le tribunal correctionnel ait pu considérer que c’est au nom du peuple français qu’il doit être retiré au dit peuple le pouvoir de se prononcer dans les urnes…
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Cette hérésie judiciaire a été malheureusement rendue possible par l’excès de zèle des parlementaires, majoritairement de gauche, qui, soucieux d’être dans l’ère du temps de l’ultra-transparence et de la sacro-sainte probité, ont prévu une peine d’inéligibilité dès 1992 et y ont assorti un caractère « obligatoire » par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, laissant au juge la possibilité d’y déroger par une décision motivée. Un espoir bien ambitieux et éloigné de la réalité judiciaire. Il sera relevé toutefois que les élus LR, UDI et les deux élus FN de l’époque ont voté ou se sont abstenus lors du vote de la loi dite « Sapin 2 ». Les élus socialistes, à l’unisson, ont permis l’adoption de ce texte pour se purifier et faire œuvre de repentance après l’affaire dite « Cahuzac ».
La latitude laissée aux juges pour apprécier de l’application de cette peine complémentaire fait courir le risque inéluctable de sélectionner les candidats à se présenter aux élections et d’écarter les indésirables sur des motifs nécessairement subjectifs et éminemment critiquables. C’est d’ailleurs pour prévenir « un éventuel trouble à l’ordre public constitué par la candidature de Marine Le Pen aux prochaines élections présidentielles » que cette inéligibilité avec exécution provisoire a été prononcée et motivée… Les magistrats deviennent les garants de l’ordre moral et ont ce pouvoir quasi divin de dire qui peut, ou non, se présenter au suffrage universel.
Surtout, le caractère excessif de la peine accessoire tend à faire oublier la raison de la condamnation de Marine Le Pen, de son parti et de plusieurs de ses collègues élus.
Car si le jugement est largement critiquable sur les peines accessoires prononcées, il l’est tout autant sur la peine principale. L’intérêt ici n’est pas de faire de la moraline nietzschéenne, ni de dire si les actes commis, ou non, par le RN et ses membres, sont bien ou mal. La question est de savoir dans quelle mesure des parlementaires, nationaux ou européens, peuvent faire l’objet d’une condamnation pour détournement de fonds publics, nonobstant les interprétations très contestables de la Cour de cassation en cette matière.
Cette infraction est en effet définie à l’article 432-15 du Code pénal :
« Le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, un comptable public, un dépositaire public ou l’un de ses subordonnés, de détruire, détourner ou soustraire un acte ou un titre, ou des fonds publics ou privés, ou effets, pièces ou titres en tenant lieu, ou tout autre objet qui lui a été remis en raison de ses fonctions ou de sa mission, est puni de dix ans d’emprisonnement et d’une amende de 1 000 000 €, dont le montant peut être porté au double du produit de l’infraction. »
Pour condamner un parlementaire de ce chef, il reviendrait donc à le considérer, soit dépositaire de l’autorité publique, soit chargé d’une mission de service public.
Or, selon l’article 3 de la Constitution, les membres du Parlement participent à l’exercice de la souveraineté nationale et, aux termes du premier alinéa de son article 24, votent la loi et contrôlent l’action du gouvernement. Ils ne sont rattachés à aucune administration, ne sont dépositaires d’aucune autorité publique, ne sont dotés d’aucune prérogative de puissance publique et il n’existe aucun contrôle des objectifs atteints ou non de leur mission, par une quelconque autorité, si ce n’est le peuple souverain au moment des élections.
La Cour de cassation a d’ailleurs considéré[1], s’agissant des partis politiques que :
« (…) les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage et jouent un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie, le principe de la liberté de formation et d’exercice qui leur est constitutionnellement garanti s’oppose à ce que les objectifs qu’ils poursuivent soient définis par l’administration et à ce que le respect de ces objectifs soit soumis à son contrôle, de sorte qu’ils ne sauraient être regardés comme investis d’une mission de Service public »
Cette définition correspond également à celle des parlementaires dont l’élection est bien le résultat de l’expression du suffrage universel, quand bien même ces parlementaires ne seraient pas issus nécessairement d’un parti politique. Leur candidature « concourt à l’expression du suffrage et joue un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie ».
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Pourtant, dans un objectif non dissimulé de moraliser la vie publique, les hauts magistrats ont détorqué les définitions pourtant constantes du Conseil d’État de la notion de service public pour considérer qu’un parlementaire « accompli des actes ayant pour but de satisfaire l’intérêt général, ce qui revient à considérer qu’il remplit une mission de service public »… Or, il y a lieu de souligner là aussi la contradiction flagrante avec la doctrine administrative, laquelle considère que « la mission d’intérêt général n’est pas inéluctablement une mission de service public alors que la mission de Service public est nécessairement une mission d’intérêt général »…
Judiciariser la vie publique en laissant l’institution judiciaire pénétrer l’hémicycle et contrôler l’action politique est dangereux pour notre démocratie et donne la possibilité au juge d’interpréter les textes de loi au détriment de l’esprit du législateur -ce que le professeur de droit Edouard Lambert dénommait « le gouvernement des juges ». Un parlementaire serait donc soumis au contrôle du juge de l’utilisation de son indemnité, des sommes allouées à ses assistants et donc plus globalement à l’effectivité et la réalité de sa mission législative.
Or, n’est-ce donc pas le rôle des institutions, à travers leurs règlements, de contrôler l’affectation des fonds et leur utilisation ? Que penser d’un magistrat ayant la compétence de solliciter la communication des agendas des élus, de leurs notes écrites et rédigées, des projets de loi en cours de rédaction, des éventuels rendez-vous avec d’autres partis politiques ? Quelle serait la limite et l’échelle de notation pour juger d’un travail effectif ou non d’un parlementaire ? Les dérives judiciaires sont trop importantes et font courir un risque inéluctable de pointer du doigt des décisions davantage politiques que juridiques, dans un temps où certains magistrats s’adonnent à des activités militantes.
S’il n’est pas audible de faire état de ces réflexions, celles-ci sont pourtant saines et nécessaires pour redéfinir le cadre législatif et le statut sui generis du parlementaire, dès lors que nous psalmodions inlassablement que nos élus ne sont ni en dessous, ni au-dessus des lois…
[1] Civ. 1ère chambre, 25 janvier 2017, n° 15-25.561
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