Épigénétique, inactivation du chromosome X et santé des femmes : conversation avec Edith Heard

Edith Heard, médaille d’or du CNRS 2024, revient sur sa carrière, sur ses découvertes majeures en épigénétique et sur leur importance dans le domaine de la santé des femmes.

Mar 19, 2025 - 12:33
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Épigénétique, inactivation du chromosome X et santé des femmes : conversation avec Edith Heard

Edith Heard est biologiste et directrice générale de l’European Molecular Biology Laboratory (EMBL). Elle a reçu la médaille d’or du CNRS en 2024 pour ses travaux sur l’épigénétique et l’inactivation du chromosome X.

Benoît Tonson et Elsa Couderc, chefs de rubrique Science à The Conversation France, reviennent avec elle sur sa carrière, depuis sa thèse jusqu’à son rôle de dirigeante, qu’elle exerce avec une passion intacte, pour comprendre l’importance de la recherche en épigénétique sur la santé des femmes et décrypter les fausses croyances qui entourent sa discipline.


Quelle est la différence entre génétique et épigénétique ?

Edith Heard : L’épigénétique est à la fois un concept ancien et une discipline très récente. Au moment où les lois de la génétique et de l’hérédité ont été découvertes, ou plutôt redécouvertes, au début du XXe siècle, des scientifiques s’intéressaient à l’embryologie et au développement. Ils ont réalisé que l’hérédité des caractères avait un lien avec la manière dont un organisme se développe.

En 1942, Conrad Hal Waddington, généticien et embryologiste britannique, a décidé de créer le mot « épigénétique ». C’est une fusion entre génétique et épigenèse qui était le mot utilisé par le médecin anglais William Harvey au XVIIe siècle pour décrire le concept de développement d’un être vivant : de la simplicité à la complexité.

Depuis, la notion a évolué. Dans les années 1970, différents chercheurs, tels que Robin Holliday et Arthur Riggs, ont commencé à étudier une modification de l’ADN : la méthylation (processus par lequel certaines bases nucléotidiques peuvent être modifiées par l’addition d’un groupe méthyle, CH3).

Ils se sont demandé si cette marque pouvait être à la base du fait qu’une cellule est capable de maintenir certains caractères au cours de sa vie et lors des divisions. Dans un organisme, l’ADN est toujours le même, quelle que soit la cellule (à de rares exceptions près). Ce qui change, ce sont les gènes qui vont être différemment exprimés selon le type cellulaire, et ces différences sont maintenues de manière stable dans le temps. Holliday et Riggs ont postulé (indépendamment l’un de l’autre) que la méthylation de l’ADN pourrait jouer un rôle dans cette expression différentielle et son maintien.

Ainsi est née la deuxième définition de l’épigénétique qui désigne « tout changement d’expression génique stable et héritable, au cours de divisions cellulaires, mais qui n’implique pas un changement au niveau de sa séquence ».

Et vous, sur un plan plus personnel, quand avez-vous découvert cette discipline ?

E. H. : Pendant ma thèse en Angleterre à la fin des années 1980, je travaillais sur les cellules cancéreuses et, plus particulièrement, sur un phénomène qui s’appelle l’amplification génique. Lors de cancers, certains gènes vont connaître une amplification en nombre : normalement on n’a que deux copies d’un gène dans une cellule mais, dans le cancer, certains gènes sont présents dans des centaines, voire des milliers de copies. Certains de ces gènes agissent comme un accélérateur du cancer, d’où la pression de sélection pour les amplifier. Ce type de changement est symptomatique de l’instabilité génétique qui caractérise les cellules cancéreuses. Par ailleurs, maintenant nous savons que beaucoup de tumeurs montrent aussi une instabilité épigénétique !

Pour mon projet de thèse, je cherchais à comprendre ce processus d’amplification : comment l’ADN peut-il commencer à s’amplifier dans certaines régions ? Et quelle est l’organisation de ces régions amplifiées ? En travaillant sur ce sujet, j’ai réalisé que les génomes des cellules cancéreuses sont extrêmement remaniés et difficiles à étudier. Et pour ajouter de la complexité, il fallait que j’utilise des techniques de l’époque pour cartographier la région amplifiée du génome que j’étudiais.


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Aujourd’hui, on pourrait tout séquencer avec une machine et connaître les séquences très facilement. Si je les avais faits de nos jours, j’aurais pu réaliser la plupart de mes travaux de thèse en une ou deux semaines, alors que cela m’a pris quatre ans ! À l’époque, on coupait l’ADN par des enzymes de restriction. Ce sont des protéines qui identifient des séquences dans l’ADN et qui peuvent les couper spécifiquement. En découpant le génome avec différentes enzymes, on pouvait cartographier un génome entier ou une région. J’utilisais ces enzymes, mais il se trouve qu’elles sont sensibles aux marques épigénétiques comme la méthylation de l’ADN : quand l’ADN est méthylé, l’enzyme ne coupe pas.

C’était un problème pour mon projet, puisqu’il fallait que je coupe l’ADN des cellules cancéreuses que j’étudiais pour mieux le caractériser. Je me suis donc mise à étudier la littérature scientifique sur la méthylation de l’ADN et sur les méthodes pour la rendre réversible. Il se trouve que certains agents chimiques (comme la 5-azacytidine) peuvent conduire à l’effacement de cette méthylation. La 5-azaC est utilisée en clinique pour traiter certains cancers du sang.

J’ai pu démontrer, pendant mes recherches de thèse, qu’après traitement des cellules avec la 5-azaC, je pouvais couper mon ADN complètement et l’analyser. C’est le premier papier que j’ai publié dans lequel j’expliquais cette méthode.

Plus tard, quand j’ai dû choisir un sujet de postdoctorat, j’ai parlé avec des scientifiques de mon intérêt pour l’épigénétique et ils ont pointé un sujet qui n’était pas encore très connu : l’inactivation du chromosome X. C’est un phénomène épigénétique qui touche un chromosome entier chez les femmes. Un des deux chromosomes X est inactivé. En 1990, j’ai commencé à travailler là-dessus et je suis devenue une spécialiste de l’épigénétique à partir de ce moment-là.

Pourquoi, chez les femmes, un des deux chromosomes X doit-il être désactivé ?

E. H. : Chez les femmes, il y a deux chromosomes X. Chez les hommes, il y a un X et un Y. Au cours de l’évolution, petit à petit, le Y est devenu de plus en plus petit et contient donc beaucoup moins de gènes. Par contre, le chromosome X est l’un des plus grands et compte plus de 1 000 gènes. Avoir deux X chez les femelles et un seul chez les mâles, c’est un énorme déséquilibre. On pense que ce processus d’inactivation du X a évolué pour redresser ce déséquilibre.

Dans un embryon, si un des deux chromosomes X n’est pas inactivé, il meurt très tôt. Une double dose de certaines protéines produites par les gènes de ce chromosome est certainement létale. Quand un X est inactivé, presque tous les gènes deviennent réprimés ou silencieux, ils ne sont pas exprimés. L’ADN est toujours là, mais les gènes ne sont plus exprimés et cet état est maintenu au fil des divisions cellulaires grâce à des marques épigénétiques comme la méthylation de l’ADN.

Est-ce que c’est toujours le même chromosome X qui est désactivé ?

E. H. : Au tout début du développement de l’embryon, les deux X sont actifs, ce n’est qu’au stade où l’on compte une centaine de cellules que l’inactivation a lieu. Le choix est fait d’inactiver soit le X paternel, soit le X maternel. Une fois que ce choix est fait dans une cellule, il est maintenu grâce aux mécanismes épigénétiques. En revanche, toutes les cellules n’inactivent pas le même X.

C’est pour cela que les femmes sont constituées d’une mosaïque de cellules où il y a soit le X paternel, soit le X maternel exprimé. En général, environ 50 % des cellules expriment un X maternel et 50 % un X paternel, et cette décision est stable au cours de la vie de la cellule et lorsqu’elle se divise.

Quels ont été vos apports scientifiques dans la compréhension de ce processus ?

E. H. : Quand j’ai commencé mon postdoc en 1990, on venait de découvrir un gène, présent sur le chromosome X, qui produit un ARN qui est à la base de la mise en place de l’inactivation du X. C’est le gène Xist. On ignorait cependant comment il était régulé, c’est-à-dire quand et comment cet ARN est-il produit à partir d’un chromosome X, seulement et uniquement, dans les cellules XX.

Ce mécanisme de régulation de Xist est très particulier. Quand il y a un seul X dans la cellule, le gène Xist ne s’exprime pas. S’il y en a deux, une des deux copies va s’exprimer de manière aléatoire.

Mon premier projet a été de comprendre la régulation de ce gène en étudiant son paysage génomique : j’y ai consacré les dix premières années de ma carrière, car la région qui est nécessaire et suffisante pour son profil d’expression est grande et complexe. Puis j’ai cherché à comprendre comment l’ARN produit par le gène Xist agit pour déclencher l’inactivation du X. Mon équipe de recherche a montré qu’une protéine, appelée SPEN, qui s’associe avec cet ARN est capable d’inactiver tous les gènes d’un chromosome X.

Aujourd’hui, on essaie de comprendre comment cette protéine agit pour réprimer un gène. On pense qu’elle interfère avec le processus d’expression lui-même, c’est-à-dire avec la possibilité qu’ont les gènes d’être transcrits en un ARN qui sera ensuite traduit en protéine. Pour réprimer les gènes, il faut empêcher cette transcription vers un ARN. Cette protéine SPEN est capable de perturber la transcription de ces gènes probablement par plusieurs mécanismes avec ses multiples partenaires que nous avons identifiés.

Comment une cellule peut-elle savoir qu’elle compte deux chromosomes X ?

E. H. : Ça reste une des grandes questions dans le domaine ! Il y a un dialogue, qui, je dois le dire, reste encore assez mystérieux, entre les chromosomes. Mon labo a travaillé pendant pas mal d’années sur ce mécanisme.

À un moment, on pensait qu’il y avait une reconnaissance physique : qu’ils entraient en contact. On avait découvert, en regardant les cellules in vivo par microscopie avec des marqueurs fluorescents, que les deux chromosomes X dans une cellule s’associent transitoirement — justement au niveau du gène Xist — et qu’après cette rencontre, en se séparant, il y a un X qui va exprimer Xist et l’autre pas.

C’était une très belle hypothèse, mais le problème c’est qu’ensuite, on l’a testée en utilisant un système qui nous permettait d’accrocher les deux chromosomes X à la périphérie du noyau de la cellule pour empêcher l’interaction. Et on a montré que tout se passait normalement, avec un seul X qui exprime Xist et l’autre pas. Donc on a prouvé que cet appariement physique n’a pas de rôle dans le choix du X à inactiver, ni dans le comptage des chromosomes. C’était une déception, car c’était une hypothèse sur laquelle on avait travaillé pendant plusieurs années. Mais c’est ça, la science : on a testé notre propre hypothèse et on l’a tuée !

Il y a eu d’autres études, pas dans mon laboratoire cette fois, qui ont montré qu’à côté du gène Xist, il y a un gène responsable de la production d’une protéine appelée RLIM, ou RNF12. Il a été montré qu’une double dose de cette protéine RLIM est la manière par laquelle la cellule reconnaît qu’elle a plus d’un chromosome X. Par contre, on ne sait toujours pas comment la cellule choisit d’inactiver l’un ou l’autre des X.

Quelles sont les conséquences de cette inactivation du X ?

E. H. : Le chromosome X est très connu dans l’étude des maladies génétiques, et cela pour une raison simple : c’est que les hommes n’ont qu’une seule copie. Pour eux, quand il y a une mutation dans un gène du X, ça se voit tout de suite parce qu’il n’y a pas d’autre copie pour la masquer. Beaucoup de maladies sont liées à l’X, y compris la dystrophie musculaire, l’hémophilie, des problèmes neurologiques ou des maladies du système immunitaire.

Chez les femmes, il y a deux versions, ou allèles, des gènes situés sur les chromosomes X, et toutes les cellules ne vont pas exprimer la même à cause de l’inactivation de l’un ou l’autre X. Cela explique que les femmes sont moins touchées que les hommes par ces pathologies. Il y a plusieurs types de maladies qui se retrouvent beaucoup plus fréquemment chez les hommes que chez les femmes. La dystrophie musculaire, par exemple, qui touche surtout les hommes.

Il y a donc des maladies liées à l’X qui impactent moins les femmes, mais il y a un processus biologique important à noter : on observe que certains des gènes, qui étaient silencieux sur le chromosome X inactif, peuvent se réactiver. Dans ces cas-là, on peut se retrouver dans une situation où cette réactivation donne une double dose de protéine, ce qui peut avoir un effet nocif. Un des exemples les plus connus, c’est le gène qui code pour la protéine appelée TLR7, qui est impliquée dans le système immunitaire. On sait qu’une double dose de cette protéine peut donner lieu à des maladies auto-immunes, comme le lupus. On peut penser que c’est la raison qui explique que les maladies auto-immunes sont beaucoup plus fréquentes chez les femmes que les hommes.

À l’inverse, si cette réactivation touche des gènes dits suppresseurs de tumeur, alors ce mécanisme est bénéfique et pourrait avoir un effet protecteur. C’est une hypothèse qui expliquerait que les femmes sont moins touchées par certains cancers, comme celui du foie.

Plusieurs laboratoires, y compris le nôtre, s’intéressent à cette thématique de recherche.

On voit à quel point c’est une régulation très fine et qu’il peut y avoir des avantages ou des désavantages…

E. H. : Exactement. Je dis toujours que chaque gène raconte toute une histoire. Le X est un chromosome qui porte plus de 1 000 gènes. Chacun d’entre eux peut avoir un effet différent, et pas forcément le même à tous les stades de la vie. Il y a certains gènes qui peuvent avoir un effet très frappant à certaines étapes du développement ou dans certains organes ; puis, lors d’autres étapes, ou dans d’autres organes, n’avoir aucun effet.

C’est pour cela que chaque gène (et son profil d’expression sur le X actif ou inactif) mérite d’être étudié individuellement. Jusqu’à récemment, on n’avait pas les outils pour le faire. Mais on a maintenant de plus en plus de moyens pour analyser très finement le taux d’expression d’un gène spécifique et comprendre l’impact d’une double ou d’une simple dose. Ce n’est qu’avec ces connaissances fines que l’on pourra réellement comprendre l’importance de cette inactivation du X.

Ces modifications épigénétiques sont-elles transmises à la descendance ?

E. H. : Chez les mammifères, il y a un effacement des marques épigénétiques qui a lieu au cours de la formation de la lignée germinale (la production des spermatozoïdes ou des ovules). On a constaté que l’épigénome change massivement pour effacer les marques telles que la méthylation de l’ADN. Il y a donc une première reprogrammation.

Ensuite, il y a une deuxième phase d’effacement au moment de la fécondation, parce que le spermatozoïde et l’ovocyte sont des cellules très différenciées : elles ont beaucoup de caractères spécifiques que l’on ne retrouve pas dans d’autres cellules. Dans l’ovocyte fécondé, il faut donc enlever ces caractères des deux côtés, pour créer un embryon « totipotent » – c’est-à-dire, qui peut se développer pour former tout un organisme.

Au moment de la fécondation, il y a donc une deuxième phase de reprogrammation qui efface la plupart des marques épigénétiques et très peu de régions du génome gardent ou maintiennent un état épigénétique qui vient du parent. Ces quelques régions (environ 100) qui gardent leur état, on les qualifie de « soumises à l’empreinte génomique ». Elles héritent d’un état réprimé d’un parent grâce à des marques épigénétiques. Un dérèglement de ce processus peut perturber l’équilibre d’expression de multiples gènes d’une région, conduisant à l’apparition de certaines maladies spécifiques. Mais les régions soumises à l’empreinte sont l’exception à la règle de « tabula rasa », qui efface les marques épigénétiques au moment de la fécondation. Donc il y a très peu de mémoire cellulaire à travers les générations chez les mammifères.

Quelles peuvent être les applications de l’épigénétique ? Existe-t-il des « épimédicaments » ?

E. H. : Tout à fait, on l’a évoqué au début de cet entretien avec la 5-azacytidine, qui est capable de conduire à la perte des marques épigénétiques de méthylation de l’ADN. Elle est utilisée en clinique depuis des décennies, sans que l’on comprenne son mode de fonctionnement précis, ni sur quels gènes spécifiques elle a un effet. On savait que chez des patients atteints de dysplasie myéloïde (maladie causant une production insuffisante de cellules sanguines saines par la moelle osseuse) cette drogue pouvait ralentir l’apparition d’une leucémie.

Des études ont montré que le traitement des cellules cancéreuses peut être affecté par ces épidrogues. En clinique, de nouvelles épidrogues sont testées, mais ce n’est plus vraiment mon domaine. Par exemple, il y a des études qui suggèrent qu’un traitement par immunothérapie combiné à un usage d’épidrogues peut être plus efficace pour le traitement du cancer du poumon. Les épidrogues seules n’ont pas montré beaucoup de succès, mais la combinaison avec une immunothérapie peut avoir un impact.

Au-delà de ces applications, le terme « épigénétique » est devenu à la mode et est présenté comme une méthode miracle, que faut-il en penser ?

E. H. : Je dirais que l’épigénétique est à la mode depuis les années 2000, au moment du séquençage du génome humain. On commençait à comprendre quelles parties du génome étaient modifiées ou pas, et ça donnait peut-être l’espoir que les marques épigénétiques pouvaient changer la « finalité » des gènes dont on hérite. Si on peut réprimer ou activer des gènes par les modifications épigénétiques, peut-être que l’on peut changer notre « destin génétique ». C’est ça qui fait rêver ou fantasmer les gens.

Il y a beaucoup de bruit autour du fait que des changements de notre environnement, comme notre nutrition par exemple, pourraient changer notre épigénome. C’est évident que, si on subit un évènement extrême, que ce soit un choc thermique ou une malnutrition, qu’il s’agisse d’un adulte, d’un fœtus ou même d’une cellule, on change l’expression de nos gènes. Est-ce que c’est de l’épigénétique ? Pour moi, non. Je pense qu’il y a beaucoup de mauvaises informations qui sont propagées. Les changements épigénétiques peuvent avoir un lien avec l’activité des gènes, mais de là à dire que l’on va traiter des gens ou mesurer leur état de santé par les marques épigénétiques, je pense que ce n’est pas vrai, car on ne comprend pas assez ces phénomènes.

On entend également parler de liens entre l’épigénétique et le vieillissement cellulaire…

E. H. : Oui, beaucoup de recherches sont menées sur les manières de rajeunir les cellules. Est-ce que les marques épigénétiques jouent un rôle ? Je pense que ça reste totalement ouvert. On ne sait pas si les changements épigénétiques que l’on observe avec l’âge sont une cause ou une conséquence du vieillissement. Pour le moment, il y a une corrélation dans certains cas, mais, pour moi, il n’y a aucune donnée qui montre de manière définitive qu’un changement épigénétique est le déclencheur du vieillissement. Mais bon, peut-être que j’ai tort et qu’on va trouver le facteur, ou la modification, épigénétique qui fait rajeunir, ce serait super, mais je n’y crois pas.

Quels sont les grands sujets que vous allez suivre à l’avenir ?

E. H. : Je dirais d’abord qu’étudier l’inactivation du X est très important pour comprendre la biologie et, même, la santé des femmes. On sait qu’il y a des gènes sur le X qui peuvent donner lieu, comme on en a parlé, à une protection ou, au contraire, à une prédisposition à certaines maladies. Ces sujets de santé de la femme restent très peu étudiés pour des raisons historiques, et je pense qu’il est primordial de s’y pencher très sérieusement.

Un autre grand sujet, selon moi, porte sur la compréhension des organismes dans le contexte de l’environnement (que ce soit en lien avec l’épigénétique, ou pas). En tant que directrice générale de l’EMBL, j’ai mis en place un programme qui vise à comprendre le vivant dans son contexte naturel, parce que beaucoup de travaux en sciences de la vie se passent au laboratoire, et c’est normal parce qu’on veut contrôler les conditions de nos expérimentations. Mais, dans la réalité, le vivant n’évolue pas dans un contexte stérile et homogène. Donc, pour moi, c’est le grand défi : passer de l’échelle d’un individu, que ce soit un microbe ou un mammifère, isolé dans un laboratoire, à l’échelle d’une communauté ou d’une population, dans un écosystème. Si l’unité de l’organisme vivant est la cellule, l’unité de la vie sur notre planète est l’écosystème.

Maintenant que l’on a compris beaucoup de choses sur les bases moléculaires et cellulaires du vivant, il faut les transposer dans un contexte naturel. Prenons l’exemple de l’humain, avec, par exemple, la pandémie de Covid-19 qui nous a frappés : pourquoi, dans certaines populations, le virus avait-il plus d’effets et, dans d’autres, moins ? Si on veut vraiment comprendre le vivant, il faut sortir de nos laboratoires !

Comment jugez-vous la situation de la recherche aux États-Unis ? Craignez-vous une baisse de financement pour les recherches menées sur la santé des femmes ?

E. H. : Je voudrais dire que je crois que la science ouverte, les approches collaboratives et la collaboration internationale sont essentielles pour la recherche mondiale. La science repose sur la poursuite de la connaissance et s’appuie sur des efforts coordonnés et conjoints pour produire des idées de rupture et des solutions innovantes. Les défis mondiaux, tels que la santé publique, mais aussi le changement climatique ou la sécurité alimentaire, ne peuvent être relevés que par une communauté scientifique internationale fortement connectée.

J’ai bien sûr de nombreux contacts personnels avec des chercheurs et des institutions aux États-Unis et, pour avoir échangé avec des membres de la communauté scientifique dans de nombreux pays, je sais qu’il y a beaucoup de préoccupations et d’inquiétudes. La recherche sur la santé des femmes est un domaine important, mais il y en a bien sûr beaucoup d’autres, tous porteurs de découvertes importantes qui stimulent les progrès nécessaires pour relever les défis auxquels le monde est confronté.The Conversation

Edith Heard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.