Dérégulation des jeux en ligne aux États-Unis: un pari risqué
Depuis leur légalisation par une décision de la Cour suprême en 2018, les paris sportifs sont désormais permis dans une trentaine d'États. En quelques années, des États comme l’État de New York ont récolté des fortunes en recettes fiscales... L’article Dérégulation des jeux en ligne aux États-Unis: un pari risqué est apparu en premier sur Causeur.

Depuis leur légalisation par une décision de la Cour suprême en 2018, les paris sportifs sont désormais permis dans une trentaine d’États. En quelques années, des États comme l’État de New York ont récolté des fortunes en recettes fiscales
Depuis 2018, les États-Unis connaissent une transformation en profondeur du secteur des jeux d’argent, à la faveur de la légalisation progressive des paris sportifs en ligne. Trente États ont aujourd’hui adopté des cadres légaux permettant à une industrie numérique puissante de s’implanter à grande échelle. Ce développement rapide ne s’est pas produit spontanément : il résulte d’un long processus, marqué par des débats juridiques, des luttes intenses de lobbying et des repositionnements d’acteurs historiques du jeu.
Le PASPA et le monopole du Nevada
Jusqu’à la fin des années 2010, les paris sportifs restaient en grande partie interdits sur le territoire américain, en vertu du Professional and Amateur Sports Protection Act (PASPA) de 1992. Si le Nevada (l’État des villes de Las Vegas et Reno) bénéficiait d’une exception légale, la majorité des joueurs passait par des plateformes offshore, hébergées dans des juridictions permissives. Ces sites, accessibles mais non régulés, représentaient un marché estimé à plusieurs dizaines de milliards de dollars par an, sans contrôle étatique ni protection des consommateurs.
C’est l’État du New Jersey (l’État de la ville d’Atlantic City) qui, par un recours juridique lancé en 2011, finit par provoquer le basculement. Quelques années plus tard, le 14 mai 2018, la Cour suprême des États-Unis rend un arrêt (Murphy v. NCAA).
Dans l’affaire Murphy v. NCAA (anciennement Christie v. NCAA), l’État du New Jersey, représenté initialement par le gouverneur Chris Christie puis par son successeur Phil Murphy, cherchait à contourner le PASPA. Le New Jersey souhaitait revitaliser son industrie des jeux à Atlantic City en autorisant les paris sportifs, ce que contestèrent plusieurs ligues sportives professionnelles. La National Collegiate Athletic Association (NCAA), la National Football League (NFL), la Major League Baseball (MLB), la National Basketball Association (NBA) et la National Hockey League (NHL) craignaient que cette libéralisation ne nuise à l’intégrité des compétitions.
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Le cœur du litige reposait sur une question constitutionnelle : le Congrès, en adoptant le PASPA, avait-il outrepassé ses pouvoirs en interdisant aux États de modifier leur propre législation sur les jeux ? Dans sa décision rendue à une majorité de six voix contre trois, la Cour suprême des États-Unis a donné raison au New Jersey. Le juge Samuel Alito, rédacteur de l’opinion majoritaire, a estimé qu’en « donnant des ordres directs aux législatures des États », le PASPA violait le dixième amendement de la Constitution. Cette décision n’a pas rendu les paris sportifs légaux au niveau national, mais elle a levé l’interdiction fédérale, permettant à chaque État de choisir d’autoriser ou non cette activité. Ce jugement n’impose pas la légalisation des paris sportifs, mais il en ouvre la possibilité à l’échelle des États. Le paysage juridique est alors bouleversé : dès 2019, plusieurs États mettent en place une régulation formelle, ouvrant la voie à une croissance rapide du marché.
Une coalition hétérogène d’intérêts
La légalisation des paris sportifs a été portée par une coalition variée d’acteurs. L’American Gaming Association (AGA), avec son président d’alors Geoff Freeman, a joué un rôle moteur dans la promotion d’une régulation plus permissive (ou « plus moderne », selon eux). Il est intéressant de noter que, lors de l’affaire Murphy v. NCAA, plusieurs ligues sportives professionnelles s’étaient officiellement opposées à la légalisation des paris sportifs par le New Jersey. Pourtant, cette opposition juridique masquait des positions plus nuancées. Dès 2014, la NBA, sous l’impulsion d’Adam Silver, s’était exprimée en faveur d’une légalisation fédérale régulée, considérant qu’une interdiction n’était ni réaliste ni efficace face à la prolifération du marché noir. La MLB et la NHL ont, elles aussi, évolué rapidement après la décision de la Cour suprême, reconnaissant les potentialités commerciales d’un cadre légal. En quelques mois, ces mêmes ligues ont noué des partenariats avec des opérateurs de paris, participant ainsi à la structuration du nouveau marché. Ce retournement stratégique illustre combien la position des institutions sportives était moins fondée sur un refus de principe que sur la volonté d’encadrer et d’influencer les conditions d’une légalisation désormais inéluctable.
En parallèle, certains acteurs majeurs de l’industrie du jeu, notamment issus du modèle traditionnel des casinos physiques, ont manifesté une vive opposition. C’est le cas de Sheldon Adelson, magnat de Las Vegas Sands. Farouchement opposé aux jeux d’argent en ligne, qu’il considérait comme moralement et socialement problématiques, Adelson a financé d’importantes campagnes en faveur du projet de loi Restore America’s Wire Act, visant à interdire le jeu en ligne à l’échelle fédérale. Malgré son influence, ces efforts n’ont pas abouti. La perception publique, de plus en plus favorable à une régulation encadrée, conjuguée aux intérêts économiques croissants pour les États, a pesé plus lourd que la résistance de certains acteurs traditionnels.
En 2024, les paris sportifs en ligne ont généré 13,7 milliards de dollars de revenus aux États-Unis. Certains États ont tiré un bénéfice direct de cette dynamique. La Pennsylvanie a ainsi perçu plus de 250 millions de dollars de taxes, tandis que New York, avec un taux de 51 % sur les revenus bruts des opérateurs, a dépassé les 900 millions de recettes fiscales annuelles. Ces fonds ont été mobilisés pour financer divers services publics, allant de l’éducation aux infrastructures.
Parallèlement à cette expansion économique, les études rapportent une augmentation des indicateurs liés à l’endettement personnel et aux comportements de jeu problématiques. Des données récentes publiées par le Journal of the American Medical Association (JAMA) confirment les préoccupations liées à la banalisation des paris sportifs en ligne. Une étude a observé une augmentation significative des recherches sur Internet liées à l’addiction au jeu dans les États ayant légalisé les paris. Cette corrélation entre l’accessibilité numérique et les comportements problématiques suggère que la démocratisation des plateformes ne s’accompagne pas toujours d’une prise de conscience des risques. Par ailleurs, une publication dans JAMA Psychiatry a mis en lumière l’existence d’un phénomène inquiétant : les individus pratiquant régulièrement les paris sportifs présentent un risque accru de troubles liés à la consommation d’alcool. Ces résultats renforcent l’idée que les paris en ligne ne relèvent pas seulement d’une question de régulation économique, mais posent également un véritable enjeu de santé publique.
L’influence de la publicité et des opérateurs
L’un des vecteurs de cette généralisation réside dans l’investissement publicitaire massif des opérateurs. DraftKings, FanDuel ou BetMGM ont consacré des centaines de millions de dollars à des campagnes mettant en avant des offres promotionnelles, souvent relayées par des célébrités sportives. Ces messages, largement diffusés lors des grands événements, contribuent à inscrire le pari sportif dans une forme de normalité culturelle, voire de prolongement du spectacle sportif lui-même.
Les effets de cette évolution se font également sentir sur les pôles traditionnels du jeu. À Las Vegas, les casinos enregistrent une légère baisse des mises sur les paris sportifs, tandis qu’Atlantic City voit ses revenus croître principalement grâce aux jeux en ligne. Pour s’adapter, les établissements investissent dans la modernisation de leurs espaces, dans des activités complémentaires, ou dans des projets familiaux visant à diversifier leur clientèle.
Les cadres réglementaires américains restent encore hétérogènes, et de nombreux États n’imposent pas de limites strictes sur les montants misés ni sur la publicité. D’autres pays ont adopté des approches plus encadrées. En Allemagne, la législation impose des exigences renforcées sur la protection des joueurs. Au Royaume-Uni, les autorités ont récemment freiné un projet d’assouplissement réglementaire en raison de préoccupations sociales. Le Brésil renforce également ses contrôles après une phase de libéralisation rapide. En Chine, les jeux d’argent sont largement interdits, ce qui limite le développement du secteur en ligne, hormis dans la région de Macao. Cependant, le Canada présente une approche originale.
Depuis l’ouverture de son marché aux jeux d’argent en ligne en avril 2022, l’Ontario s’est imposée comme un modèle de régulation, conjuguant croissance économique, gouvernance indépendante et protection des joueurs. Ce développement contrôlé illustre une volonté politique claire : encadrer plutôt qu’interdire.
Le modèle ontarien : encadrer plutôt qu’interdire
La création d’iGaming Ontario (iGO), devenue en 2024 une entité indépendante de la Commission des alcools et des jeux de l’Ontario (AGCO), marque une étape clé. Cette séparation institutionnelle répond à un objectif de transparence et de meilleure supervision, en éliminant les éventuels conflits d’intérêts entre autorité de régulation et exploitant public. Ce cadre a permis au marché de se développer rapidement : en février 2025, les mises totales ont dépassé 7 milliards de dollars canadiens, principalement dans les jeux de casino, mais aussi dans les paris sportifs qui progressent de manière continue.
Toutefois, des questions demeurent, notamment celle de l’ouverture du marché au niveau international. La Cour d’appel de l’Ontario doit bientôt statuer sur la légalité du partage de liquidités avec des joueurs étrangers, un enjeu crucial pour le développement du poker en ligne.
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L’approche canadienne toute comme celle adoptée par les grandes ligues sportives américaines face à la légalisation des paris en ligne illustre un dilemme stratégique plus large, auquel sont aujourd’hui confrontées de nombreuses institutions publiques ou privées : faut-il s’opposer frontalement à une dynamique perçue comme inévitable, ou chercher à l’encadrer de l’intérieur en espérant en limiter les effets tout en en tirant parti ? Dans un premier temps, les ligues ont défendu une posture d’opposition, mobilisant des arguments liés à l’éthique du sport et à la préservation de son intégrité. Mais dès que le cadre juridique a changé, leur position a évolué.
Ce renversement n’a rien d’anecdotique. Il signale une reconnaissance implicite : lorsque les pratiques sociales s’imposent en dehors des cadres légaux, les exclure purement et simplement revient souvent à perdre toute capacité d’action sur elles. En embrassant la régulation plutôt que l’interdiction, les ligues ont non seulement retrouvé une forme de maîtrise sur le phénomène, mais ont également contribué à structurer un marché plus transparent. Cela ne signifie pas que les risques ont disparu, mais que l’opposition rigide cède progressivement la place à une stratégie plus pragmatique.
Enfin, l’approche américaine de la régulation des paris sportifs en ligne semble largement inspirée d’un principe implicite de type caveat emptor, où la responsabilité individuelle prime sur l’intervention publique. L’idée dominante est que le consommateur est libre de ses choix, même risqués, et que le rôle de l’État n’est pas de restreindre l’offre, mais d’en encadrer les abus les plus flagrants. Cette vision contraste avec celle, plus protectrice voire paternaliste, adoptée dans de nombreux pays européens, où la régulation anticipe davantage les effets sociaux et cherche à limiter les incitations au jeu excessif.
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