De Munich 1938 à Trump 2025, des Sudètes au Donbass, quelles leçons de l’histoire ?
Hitler disait ne vouloir que les Sudètes, comme Poutine dit ne vouloir que quelques régions de l’Est de l’Ukraine. Mais peu après avoir obtenu les Sudètes, Hitler avait envahi le reste de la Tchécoslovaquie…


En 1938, les Français et les Britanniques avaient abandonné les Sudètes à Hitler. Un an plus tard, l’Europe entière était en proie à la guerre. Dans quelle mesure ce sombre précédent éclaire-t-il la posture actuelle de l’administration Trump sur la question ukrainienne et annonce-t-il les prochains développements ?
La Conférence sur la sécurité européenne organisée à Munich du 14 au 16 février 2025 ferait-elle écho à une autre, tenue dans la même ville en septembre 1938 et qui avait abouti au démembrement de la Tchécoslovaquie ? De nombreux observateurs n’ont pas manqué de faire le rapprochement.
Au vu du rôle des accords de Munich dans la marche à la Seconde Guerre mondiale, la question mérite d’être approfondie. Si les Franco-Britanniques ont « lâché » la Tchécoslovaquie en 1938, comment qualifier la politique engagée par Donald Trump vis-à-vis de l’Ukraine depuis son retour à la Maison Blanche ? Parfois employé dans les réactions internationales et françaises, à commencer par celle du sénateur Claude Malhuret dans un discours très remarqué prononcé le 5 mars où il a asséné « Nous étions en guerre contre un dictateur, nous nous battons désormais contre un dictateur soutenu par un traître », le terme de « trahison » est-il justifié ?
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Des similitudes géo-historiques
Les Allemands des Sudètes, comme les Russes d’Ukraine, sont des minorités intégrées dans de nouveaux États créés lors de l’éclatement, respectivement, de l’Empire austro-hongrois et de l’URSS.
À l’automne 1918, les Allemands des Sudètes réclament, sans succès, leur rattachement à l’Autriche. En 1991, l’indépendance de l’Ukraine vis-à-vis de l’URSS finissante est approuvée par référendum, tous les oblasts (régions) du pays votant en faveur du « oui ». Toutefois, dans les oblasts où la population d’origine russe est numériquement importante, certaines voix revendiquent une forme d’autonomie.
En 1921, les Allemands des Sudètes représentent 23 % de la population tchécoslovaque, et sont regroupés près des frontières de la Bohème avec l’Allemagne et l’Autriche. Le sentiment irrédentiste se développe dans les années 1920 et surtout 1930, en particulier après la prise de pouvoir de Hitler. L’interdiction en Tchécoslovaquie des partis allemands traditionnels en 1935 n’arrange rien car elle ouvre la voie à la domination du « Parti allemand des Sudètes », fondé en 1933 par Konrad Henlein et directement inféodé au Parti national-socialiste allemand : il joindra d’ailleurs son action à celle du Reich pour précipiter la crise de 1938.
En Ukraine, la minorité identifiée comme russe représente en 2001 17,1 % de la population totale, mais plus d’un tiers dans le Donbass. Bien que le critère linguistique puisse être discuté, il reste le meilleur indicateur disponible de l’importance et de la localisation de cette population de « Russes ukrainiens ».
Comme on le voit, la population russophone n’est majoritaire qu’en Crimée, et dépasse 30 % dans les oblasts de Donetsk et de Lougansk.
Le développement d’un irrédentisme russe est rythmé par les épisodes de la politique intérieure qui opposent régulièrement pro-russes et pro-européens, dans des affrontements électoraux aux résultats souvent contestés.
Premier président de l’Ukraine indépendante, Léonid Kravtchouk se tourne vers l’Europe et signe en 1994 un accord de partenariat avec l’UE. Cette même année, il est battu à la présidentielle par Léonid Koutchma, favorable à la Russie, mais qui se rapproche au cours des années suivantes de l’UE et de l’OTAN.
Koutchma est réélu en 1999. La présidentielle de 2004 est très polarisée sur le thème du positionnement international. Après une tentative d’assassinat contre son concurrent, le candidat pro-européen Viktor Iouchtchenko, le pro-russe Viktor Ianoukovitch est déclaré vainqueur avec une marge de 3 %. Ce résultat, contesté par l’opposition comme par les observateurs internationaux, déclenche la révolution orange. Un nouveau scrutin organisé en décembre voit le résultat inversé et Viktor Iouchtchenko élu, Moscou contestant ce retournement qui constitue à ses yeux un coup d’État soutenu par les Occidentaux.
L’impopularité de Iouchtchenko, nourrie par son incapacité à gérer la tension entre communautés et à lutter contre la corruption, aboutit en 2010 à l’élection de Ianoukovitch, qui recourt à des méthodes autoritaires contre l’opposition mais obtient de Moscou des conditions économiques favorables. Fin 2013, son refus de signer un accord d’association avec l’UE provoque les manifestations dites d’Euromaidan, comparables à celles de la Révolution orange et amenant au même résultat : le départ de ce président pro-russe et l’élection le 23 mai 2014 d’un nouveau président, le quasi-milliardaire Petro Porochenko.
Entretemps, Vladimir Poutine avait occupé puis annexé la Crimée et encouragé la révolte armée des Russes du Donbass, aboutissement du processus de radicalisation de l’opposition entre communautés largement nourri par la Russie.
Les combats du Donbass se poursuivent avec plus ou moins d’intensité jusqu’au déclenchement de l’« opération spéciale » russe le 24 février 2022 qui vise à envahir la totalité de l’Ukraine. La résistance inattendue des troupes ukrainiennes, soutenues par les Occidentaux, privant Poutine d’une victoire rapide, le conflit tourne à une guerre d’attrition qu’il devient difficile à l’Ukraine de soutenir une quatrième année, d’où l’importance des négociations engagées au début de 2025, à l’initiative du président Trump.
Munich, septembre 1938 : un lâchage vu comme une garantie de paix
Après l’Anschluss en 1938, la région des Sudètes représente la cible suivante pour la réunion au sein du Reich des territoires peuplés d’Allemands. En 1938, Hitler fait monter la pression, à la fois interne par le mouvement de Heinlen et externe par des menaces sur le gouvernement tchèque de Bénès, auquel il adresse finalement un ultimatum qui fait peser une menace de guerre.
Malgré d’importantes concessions acceptées par Bénès, la menace hitlérienne se confirme en septembre. D’importantes forces sont massées aux frontières. Mussolini prend alors l’initiative d’une conférence réunissant à Munich les 29 au 30 septembre Hitler, Mussolini, le premier ministre britannique Neville Chamberlain et le président du conseil français Édouard Daladier, ainsi que leurs ministres des Affaires étrangères, mais sans représentant tchèque.
Désireux d’éviter une guerre pour laquelle ils ne s’estiment pas prêts, les Franco-Britanniques « lâchent » la Tchécoslovaquie et entérinent les exigences hitlériennes : la région des Sudètes doit être évacuée par l’armée tchécoslovaque avant le 15 octobre et ces territoires rattachés à l’Allemagne.
Les réactions en France et au Royaume-Uni sont en général favorables, et les accords facilement ratifiés. Contrairement à Chamberlain, Daladier n’est pas dupe : on lui prête ces mots à l’égard de la foule qui l’applaudit à son retour à Paris : « Ah, les cons. S’ils savaient. »
Les opposants déclarés aux accords de Munich sont rares. En France, à part le Parti communiste qui condamne l’absence de l’URSS plutôt que la teneur des accords, Henri de Kerillis, député du groupe des indépendants républicains présidé par Georges Mandel, est le seul, avec un député socialiste moins en vue, à voter contre, en s’expliquant vigoureusement dans les colonnes du quotidien L’Époque :
« Après la honteuse capitulation qui avait fait la joie des “pacifistes” et le désespoir des hommes sensés et informés, on s’aperçoit que nous sommes plus près de la guerre que nous ne l’étions auparavant… Tant pis si l’on vient me dire que je veux la guerre quand j’écris que le meilleur moyen de l’éviter, c’est de ne pas proclamer devant “l’assassin” que nous sommes faibles et que nous avons peur. »
À Londres, Winston Churchill est l’opposant le plus notoire, avec son ami Anthony Eden. Avec son éloquence habituelle, il s’exclame aux Communes le 5 octobre :
« Nos braves et loyaux compatriotes […] doivent savoir que nous avons essuyé une défaite sans avoir fait la guerre, dont les conséquences vont nous accompagner longtemps sur notre route. »
L’Ukraine à la merci du « grand deal » de Donald Trump
Les circonstances sont certes différentes, entre des concessions pour éviter un conflit et le soutien apporté à une paix déséquilibrée mettant un terme à une guerre d’agression, mais les enjeux sont assez semblables : le devenir et l’intégrité d’un pays indépendant, internationalement reconnu.
Une première différence peut être notée : Trump ne joue pas seulement les rôles joints de Chamberlain et de Daladier, mais surtout, ce qui à notre connaissance n’a pas été remarqué, celui de Mussolini, promoteur de la conférence « pour sauvegarder [ici, restaurer] la paix » – un arbitre à la neutralité a priori douteuse.
Bien sûr, le processus qualifié de « négociations » s’étend dans le temps, et son terme n’est pas encore connu. Non seulement Volodymyr Zelensky, le responsable du pays concerné, n’avait pas été au départ pris en compte comme un interlocuteur valable ; au contraire, il a été humilié publiquement devant les télévisions du monde entier, un outrage qui avait été évité à Édouard Bénès.
Là où les Franco-Britanniques avaient essayé de sauver un minimum des intérêts tchécoslovaques, avec la faible efficacité que commandait leur perception du rapport de force, Trump, dirigeant d’un pays qui fut l’allié de l’Ukraine jusqu’à son retour aux affaires, a publiquement pris des positions favorables aux revendications russes, ce qui ne peut qu’encourager Poutine à se montrer plus exigeant. On ne peut que rappeler les travaux qui, comme l’ouvrage de Régis Genté, font état de la longue relation de Trump avec la Russie, en particulier par le soutien financier indirect mais décisif de Moscou à l’époque où les banques américaines refusaient de financer cet entrepreneur immobilier à la solvabilité douteuse, la Deutsche Bank ayant pris le relais sans risque, en raison d’un refinancement assuré auprès de la VTB, la banque du Kremlin.
La réunion entre représentants américains et ukrainiens à Djeddah le 11 mars a constitué une étape importante du processus de négociation : l’Ukraine accepte la proposition américaine d’une trêve de trente jours et les États-Unis reprennent leur assistance militaire. Le secrétaire d’État Marco Rubio a déclaré « Nous allons soumettre cette offre à la Russie. La balle est dans leur camp », tandis que Trump considère que « la Russie a toutes les cartes en mains ».
Compte tenu du contexte antérieur, Poutine peut être incité à considérer cette offre comme un coup de bluff et encouragé à ne pas réduire ses exigences.
On peut penser que Vladimir Poutine tardera à répondre à cette initiative, afin de profiter de conditions militaires favorables et de s’assurer des avantages sur le terrain avant la trêve, et de peser ainsi sur les conditions d’un véritable cessez-le-feu avant même d’éventuelles conditions de paix, ce qui explique l’inquiétude que peut éprouver Zelensky sur la sincérité de Trump – allié incertain ou adversaire de fond prêt à tirer prétexte de succès russes pour exiger de nouvelles concessions de son pays.
Comme l’a indiqué explicitement l’intervention du vice-président des États-Unis J. D. Vance lors de la Conférence sur la Sécurité de Munich en février, au-delà de l’Ukraine c’est l’Europe que la nouvelle administration en place à Washington s’efforce d’affaiblir (ce dont Poutine ne peut que rêver), tout en promouvant dans les pays du Vieux Continent un changement de régime – cette fois-ci, à l’inverse des néoconservateurs des années 2000, en substituant à la démocratie libérale un régime conservateur et autoritaire.
Plus généralement, comme le signalait Genté à la veille de l’élection de novembre 2024, « si Trump est l’homme des Russes, il pourrait bien être le fossoyeur de l’Occident démocratique ».
Et après…
L’après-Munich est connu : faisant fi des accords conclus, Hitler envahit la Tchécoslovaquie le 15 mars 1939 pour achever son démembrement, la Bohème-Moravie devenant un protectorat du Reich et la Slovaquie, un État indépendant sous tutelle allemande.
Nombre d’observateurs craignent, non sans raison, un scénario semblable pour l’Ukraine : au terme d’un délai de quelques mois, ou années, Poutine déciderait de compléter le démantèlement d’une Ukraine auparavant « dénazifiée » et neutralisée. Au contraire d’un Chamberlain qui avait vivement réagi en apportant sa garantie à la Pologne, on peut penser, sur la base même de ses déclarations antérieures et en l’absence d’engagements clairs, que Donald Trump ne réagirait pas, à la seule condition que soient sauvegardés les investissements miniers américains qu’il continue d’exiger de Kiev. Ces concessions minières constitueront-elles dans l’affaire le salaire d’un entremetteur coûteux ou bien une rémunération de la traîtrise, les « deniers de Judas » pour un montant sans commune mesure avec les trente pièces d’argent qu’un officier des gardes-frontières ukrainien avait symboliquement offertes à l’ambassadeur de Biélorussie à son départ, le 18 mars 2022 ?
Pierre-Yves Hénin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.