Cuisine et dépendances (littéraires)

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Mai 9, 2025 - 19:08
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Cuisine et dépendances (littéraires)

Jacques Henric publie son journal, riche notamment de ses vacheries sur ses petits camarades.


Jacques Henric publie son journal (1971-2015) qui devrait être un événement littéraire tant il jette un éclairage cru sur les coulisses du monde germanopratin où les écrivains et clercs ne cessent de se tirer dans les pattes, de se faire des courbettes et de jouer les Ravaillac une fois le dos tourné. Le titre, Les Profanateurs, est du reste bien choisi. La destruction y est permanente ; l’amitié quasi inexistante ; la loyauté interdite. Je dis « devrait » car au fond aujourd’hui tout le monde s’en fout comme me l’a dit, avec une pointe d’amertume, Richard Millet. La littérature n’intéresse plus personne, à fortiori sa cuisine et ses dépendances. Il faut donc prendre ce témoignage précis comme un témoignage historique qui servira, pour les générations futures, à comprendre les laboratoires avant-gardistes, comme la revue Tel Quel, puis celle de L’Infini, orchestré par le bondissant Philippe Sollers, omniprésent dans ce journal, et présenté sous un jour parfois peu aimable, avec quelques anecdotes dérangeantes, d’autant plus que l’écrivain n’est plus en mesure de se manifester autrement qu’en faisant tourner les tables et en catapultant les verres sur la tête de l’indélicat, ce qui n’était pas l’exercice préféré de l’auteur de Femmes. Quelques revues disparues, sauf Art Press, toujours chic et choc, avec à sa tête Catherine Millet, compagne de Jacques Henric.

Manœuvres

Né en 1938, romancier, essayiste, auteur d’une autobiographie remarquée, Politique (2017), Henric fait revivre la France intellectuelle des années post-soixante-huitardes, dominée par les querelles entre communistes, maoïstes, réacs réactivés par Alain de Benoist, Philippe Muray et quelques écrivains nostalgiques de ce que Sollers appellera « La France moisie », en 1999. Henric rappelle la joie réelle de l’écrivain en voyant le déchainement provoqué par sa formule. Au-delà des guerres intestines menées par des acteurs dont on a pour la plupart oublié les noms, on voit s’agiter Bernard-Henri Lévy pour défendre son film Le jour et la nuit, avec un Delon complètement paumé, qui fait un bide ; on apprend que le stalinien André Stil empêche au même BHL d’obtenir le prix Goncourt ; on apprend que certains écrivains – je vous laisse les découvrir –, malgré les camps d’extermination, continuent de tenir des propos antisémites, etc. Henric rappelle également le passé d’extrême-droite de Maurice Blanchot, les errements idéologiques de Duras qui met sur le même plan un jeune communiste et un jeune milicien, dénonciateur de Juifs, ou encore les manœuvres d’un certain Jean-Edern Hallier pour créer un repaire de rouges-bruns avec le journal L’Idiot international, sans oublier la personnalité pour le moins ambiguë de Milan Kundera. Bref, de la tambouille dont il ne reste rien aujourd’hui. Henric apporte une réponse à cette médiocrité très éloignée des ambitions littéraires : tout ce joli monde n’a pas connu la guerre, la trouille des maquis canardés par les SS, la mort du copain fusillé contre le mur d’un village. Ça faisait des écrivains de la trempe de Malraux. Là, on assiste à un défilé d’ombres sans armée. Et peu méritent qu’on les considère comme des écrivains. Mais comme le dit Sollers, qui avait forcé sur le whisky ce soir-là : « La qualité littéraire des textes, on s’en fout, seul compte le sexe. »

A lire ensuite: Je vais bien, mais je me soigne

On sent parfois poindre le bouillant tempérament de Jacques Henric. Ainsi quand ses camarades communistes lui demandent de voter Mitterrand en 1981, il répond : « Qu’ils aillent se faire voir ailleurs. Mitterrand, pour nous, c’est Vichy, le copinage avec l’infâme Bousquet, et pour ma génération la guerre d’Algérie, Mitterrand faisant actionner la guillotine… »

À propos de Philippe Muray, désormais auteur réac culte, Henric lâche ses coups : « Reçu le roman de Muray. Quel pavé ! 700 pages bien tassées. Du sous Céline. Comment ce formidable lecteur de Céline en est-il arrivé là ? C’est écrit comme il écrit pour son gagne-pain des polars destinés à la collection ‘’Brigade mondaine’’. Terrible contagion. Il reprend les mêmes thèmes que dans ses pamphlets, mais délayés. » Il ajoute : « Et le titre de ce nouveau livre, bien prophétique : On ferme. »

Belles pages sur Catherine Millet 

On sourit quand Henric décrit les clones de Sollers, qu’il a lui-même créés, faire leur numéro de séduction devant le « maître » lors de cocktails ; on éprouve un peu de pitié quand il raconte les dîners où Houellebecq finit par s’endormir dans son assiette. Mais bon, c’est Houellebecq, le vendeur de nihilisme au kilo. Heureusement que d’authentiques écrivains émergent de ce flot envahi de coquilles vides : Bataille, Artaud, Guyotat, Leiris… Sollers tangue pas mal, mais il ne tombe pas grâce à son intelligence.

Il y a de très belles pages consacrées à la femme d’Henric. Il en fait un portrait intime assez éloigné de la personnalité qu’on connaît en lisant son best-seller, La Vie sexuelle de Catherine M, un phénomène éditorial, car c’était « du document », même si Julia Kristeva descendit le livre : « (…) en Occident cette exhibition est l’équivalent de la situation qui est faite aux femmes en Afghanistan… » Rien que ça.

Avant de conclure cet article sur Les Profanateurs, journal qui sauve une époque où la liberté d’expression restait préservée, ce qui n’est pas rien au regard de la nôtre éprise de totalitarisme, ces quelques phrases de Jacques Henric à propos de Catherine Millet : « ‘’Apporte-moi la paix », me répète-t-elle. Que j’aimerais la tenir dans mes bras, calmer son angoisse, la rassurer, lui dire que tout va bien, combien je l’aime. »

Jacques Henric, Les Profanateurs, journal (1971-2015), Plon. 544 pages

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