Crypto-art et marché : les NFT, révolution ou mirage ?
Qu’ont apporté les NFT au marché de l’art ? Oblitérées par l’effondrement du marché, les possibilités offertes par ces jetons n’ont pas encore été pleinement explorées par les artistes.

Alors que la Paris Blockchain Week, du 8 au 10 avril 2025, s’apprête à explorer les dernières tendances du Web3, la place des jetons non fongibles, ou NFT, dans l’art physique suscite encore des débats. Entre innovation, spéculation et défis juridiques, ces actifs numériques redéfinissent-ils la propriété artistique ou restent-ils une bulle incertaine ?
L’intégration des jetons non fongibles ou Non-Fungible Tokens (NFT) dans l’industrie de l’art transforme la manière dont les œuvres sont perçues, échangées et valorisées. En marge du salon NFT Paris de février 2025, un collectionneur a divisé une peinture à l’huile de Georges Braque en 144 images haute définition, frappées sur la blockchain bitcoin via le protocole Ordinals et vendues sous forme de NFT.
Ces jetons non fongibles ne confèrent pas la propriété de l’œuvre originale, mais offrent une part des revenus générés par son exploitation (expositions, locations). Toutefois, cette approche dépend fortement des termes contractuels spécifiques de chaque NFT, car la plupart d’entre eux ne garantissent pas un partage des revenus avec les détenteurs.
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Ce modèle soulève de nombreuses interrogations sur la valeur, la liquidité et la viabilité des NFT dans le marché de l’art traditionnel. Ces nouvelles formes de propriété numérique sont-elles de simples outils spéculatifs ou annoncent-elles une révolution dans la manière dont nous collectionnons et investissons dans l’art ?
NFT et marché de l’art : entre spéculation et usage réel
Les recherches récentes indiquent que la valeur perçue des NFT repose sur deux dimensions principales : la spéculation et l’utilité. Alors que le marché de l’art physique est traditionnellement basé sur la rareté et l’authenticité, les NFT ont introduit un nouveau paradigme dans lequel la valeur repose souvent sur l’engouement des communautés numériques et la dynamique des marchés financiers.
Un phénomène similaire est identifié dans la mode et l’industrie du luxe : bien que les NFT puissent représenter des actifs numériques uniques, leur valeur repose davantage sur l’effet de mode et l’engagement communautaire que sur un usage pratique.
Ainsi, 95 % des NFT n’auraient aujourd’hui plus de valeur, et l’intérêt des consommateurs tend à s’éroder lorsque l’effet de nouveauté disparaît. De la même manière, dans l’art, plusieurs collections NFT ont vu leur valeur s’effondrer après des pics de spéculation. Ce constat souligne une problématique essentielle : comment rendre les NFT artistiques réellement attractifs et durables ?
Les défis de la tokenisation des œuvres d’art physiques
Toutes les œuvres ne sont pas adaptées à la transformation en NFT. Trois éléments conditionnent leur succès. Tous d’abord, la notoriété et la rareté de l’œuvre. Des artistes établis, comme Beeple ou Damien Hirst, ont réussi à vendre des NFT à des prix élevés grâce à leur renommée préexistante. À l’inverse, un artiste émergent devra s’appuyer sur une stratégie de communauté pour créer une demande.
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Ensuite, le modèle économique du NFT. Les jetons liés à des œuvres physiques doivent garantir une exploitation commerciale viable (locations, expositions). Sans un modèle économique clair, la valeur de ces crypto-actifs risque de s’effondrer rapidement.
Enfin, la dépendance aux tendances spéculatives. La valeur des NFT est souvent corrélée aux fluctuations du marché des cryptomonnaies. Cette volatilité freine l’adoption des NFT par les collectionneurs traditionnels et les investisseurs institutionnels.
Les défis réglementaires et technologiques
L’intégration des NFT dans l’art soulève également des problématiques juridiques et techniques majeures. Un flou juridique persistant. À ce jour, les détenteurs de NFT ne disposent pas toujours de droits clairs sur l’exploitation de l’œuvre. L’incertitude réglementaire rend difficile l’intégration des NFT dans les galeries et musées.
En outre, selon une étude réalisée en 2022, plus de 80 % des NFT créés gratuitement sur OpenSea étaient en réalité des copies non autorisées ou des œuvres plagiées.
Cette situation met en lumière une industrie qui, malgré un fort potentiel, repose encore largement sur une dynamique spéculative et un cadre réglementaire fragile.
D’une part, ce marché est illiquide et volatil. Contrairement à l’art traditionnel, où les œuvres sont vendues à des prix plus ou moins stables sur le long terme, les NFT connaissent des fluctuations extrêmes. En outre, la majorité des jetons restent invendus ou voient leur prix chuter drastiquement après l’euphorie initiale.
D’autre part, l’adoption est freinée par la complexité technique. Le Web3 souffre encore d’un manque d’ergonomie. Pour rendre les NFT accessibles, il faudrait simplifier leur usage, notamment en intégrant des interfaces grand public similaires à celles d’Amazon ou d’Apple Pay.
Les NFT artistiques peuvent-ils s’imposer durablement ?
Malgré ces défis, certaines stratégies peuvent rendre les NFT plus attractifs et mieux intégrés au marché de l’art. En outre, des modèles hybrides (ou phygitaux, c’est-à-dire physiques et digitaux) peuvent voir le jour en associant un NFT à un certificat d’authenticité blockchain et en offrant des expériences exclusives aux collectionneurs.
Guerlain avait ainsi lancé les « CryptoBees », où chaque NFT était lié à un projet écologique, combinant art et impact environnemental.
Par ailleurs, le cadre légal et contractuel de certains NFT pourrait être repensé pour garantir la redistribution des bénéfices à leurs détenteurs ou garantir l’authenticité d’un objet à l’image des initiatives comme le consortium Aura blockchain (LVMH, Prada, Cartier), qui certifie l’authenticité des objets de luxe.
Enfin, l’accès aux NFT peut être davantage facilité, notamment en supprimant la complexité technique ; par exemple par la gestion des « wallets », la détention de clés privées et la compréhension des gas fees ou frais de fonctionnement du réseau.
En février, un spécialiste Web3 de Google pour la zone Asie Pacifique a annoncé sur la scène d’un festival crypto que son entreprise « étudie des moyens de réduire les barrières à l’entrée afin que les utilisateurs du Web 2.0 puissent facilement accéder aux services du Web3 comme le Bitcoin », ce qui pourrait démocratiser l’usage des NFT.
Des perspectives pour les marques
Certains projets NFT offrent des droits commerciaux aux détenteurs, leur permettant d’exploiter l’image de leur NFT à des fins entrepreneuriales. Par exemple, les membres du Bored Ape Yacht Club (BAYC), détenteurs de jetons non fongibles du même nom, disposent de droits commerciaux complets sur leur NFT, leur permettant de créer des entreprises ou des produits dérivés reprenant le personnage figurant sur leur jeton. Notons que malgré ce modèle, ces NFT ont perdu 93 % de leur valeur par rapport à leur pic de valorisation d’avril 2022.
Ce concept, souvent qualifié de decentralized branding (« stratégie de marque décentralisée »), ouvre de nouvelles perspectives d’empouvoirement entrepreneurial où les collectionneurs deviennent des acteurs économiques à part entière.
Les NFT peuvent-ils s’implanter dans le monde de l’art ?
Les NFT ont introduit un nouveau paradigme dans le marché de l’art, en ouvrant des opportunités inédites pour les artistes et collectionneurs. Toutefois, leur adoption reste entravée par des défis structurels étroitement liés aux NFT : spéculations excessives, absence de cadre réglementaire clair et complexité technologique.
Pour s’imposer durablement, les NFT devront dépasser leur statut d’objets spéculatifs et proposer une véritable valeur ajoutée aux acteurs du marché de l’art. Leur succès reposera sur la transparence des transactions, l’authenticité certifiée et la création d’expériences engageantes pour les acheteurs. Les initiatives combinant art physique et numérique pourraient ainsi favoriser une transition progressive vers un modèle plus stable et attractif.
Le record de Beeple, dont l’œuvre « Everydays — The First 5000 Days » a été vendue aux enchères pour 69 millions de dollars en 2021, a attiré l’attention du monde entier, avant que la chute vertigineuse des cours ne les chasse du devant de la scène. Mais le véritable avenir des NFT dépend de la capacité des artistes, des plateformes, des systèmes juridiques et des institutions culturelles à construire conjointement un écosystème plus fiable, plus inclusif et plus facile à utiliser.
Les autrices remercient M. Guoxiong Liang (CHtresor Art) et la galerie Aesthetica pour leurs contributions documentaires.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.