Ce que masque l’expression « Arabes israéliens »

Les « Arabes israéliens », sans cesse sommés de démontrer leur loyauté à l’égard de l’État, sont dans une situation particulièrement difficile depuis le 7 octobre 2023.

Avr 17, 2025 - 16:14
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Ce que masque l’expression « Arabes israéliens »

Environ 20 % des citoyens israéliens sont Palestiniens. Désignés officiellement comme « Arabes israéliens » – une expression sujette à controverse –, ils subissent de nombreuses formes de discrimination et sont perçus, par le pouvoir en place ainsi que par une partie significative de la population juive, comme une « menace intérieure ». Une perception qui s’est encore durcie depuis le 7 octobre 2023.


Une grande partie des Juifs israéliens, ainsi que de nombreuses personnes extérieures à Israël, désignent les 1,7 million de Palestiniens citoyens de l'État d'Israël – soit près de 20 % de la population du pays – par l'expression d'«Arabes israéliens».

Lors des précédentes guerres menées par Israël à Gaza – en 2008, en 2012, en 2014 et en 2021 –, ces Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne s'étaient mobilisés en masse. Mais, face à la guerre actuelle, la plus longue et la plus dévastatrice – au point que, à peine trois mois et demi après son déclenchement, la Cour internationale de justice évoquait déjà un risque de génocide –, ils demeurent en grande majorité silencieux. Ils s'abstiennent de manifester et, même sur leurs réseaux sociaux privés, évitent de critiquer les opérations meurtrières conduites par Tsahal dans la Bande de Gaza. Comment expliquer ce silence ?

Citoyens de seconde zone

Les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne sont les descendants des quelque 150 000 Palestiniens qui ont réussi à rester sur leurs terres ou dans leurs foyers malgré la Nakba – terme arabe signifiant « désastre », désignant l'expulsion massive des Palestiniens de la Palestine historique, accompagnée de massacres et de destructions, survenue entre 1947 et 1949.

Lorsque l’État d’Israël est officiellement fondé en 1948, ces Palestiniens obtiennent le passeport israélien, mais sont immédiatement placés sous un régime militaire, distinct de celui des citoyens juifs. Ce régime, en vigueur jusqu’en 1966, limite drastiquement leur liberté de mouvement, d’expression, d’association, ainsi que leur accès à l’emploi. Son abolition, obtenue au terme d’une mobilisation politique, marque une reconnaissance formelle de leur égalité citoyenne – du moins, sur le papier.


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Bien qu’officiellement présentés comme des citoyens égaux, les Palestiniens voient leur identité palestinienne niée par l’usage institutionnalisé de l’expression « Arabes israéliens ». Cette appellation s’est longtemps imposée jusque dans leurs pièces d’identité où figurait, jusqu’aux années 2000, la mention « nationalité : arabe » – en opposition à la « nationalité juive » réservée aux citoyens juifs.

En Israël, et particulièrement à travers la langue hébraïque, les termes « nation » ou « nationalité » prennent une dimension ethnique : la notion de nation israélienne, qui engloberait l’ensemble des citoyens de l’État, n’existe tout simplement pas.

La mention a été supprimée non pour corriger une discrimination, mais parce qu’en 2002, la Cour suprême autorise l’enregistrement de personnes converties au judaïsme réformé comme juives. Opposé à cette reconnaissance, le ministre de l’intérieur ultra-orthodoxe Eli Yishaï décide alors de supprimer toute mention de nationalité.

Aujourd’hui encore, un ensemble de lois et de réglementations institutionnelles accorde des droits spécifiques aux Juifs au détriment des citoyens non juifs – en particulier des Palestiniens. Par exemple, une loi adoptée en 2003 interdit aux citoyens israéliens mariés à des Palestiniens ou Palestiniennes des territoires occupés de vivre en Israël, entraînant la fragmentation des familles. En pratique, cette mesure ne vise que les citoyens palestiniens d’Israël : les couples mixtes, entre Juifs et Palestiniens citoyens de l’État, restent très rares (2,1 % en 2008), et les unions entre Juifs israéliens et Palestiniens des territoires occupés sont quasi inexistantes.

En outre, les lois foncières en Israël favorisent l’accès à la propriété pour les Juifs et renforcent la ségrégation territoriale. Environ 13 % des terres de l’État sont gérées par le Fonds national juif, qui interdit leur vente ou leur location à des non-Juifs.

Parallèlement, des politiques sont mises en œuvre pour « judaïser » certaines régions à forte population palestinienne, comme le Néguev et la Galilée. Plusieurs lois facilitent la création de localités purement juives – notamment la loi de 2011 sur les commissions d’admission, qui autorise les communautés juives de ces régions à décider d'admettre ou non tout nouvel arrivant dans ces zones, ou encore la loi fondamentale sur l’État-nation, qui érige le « l'implantation juive » en « valeur nationale ».

Adoptée en 2018, cette loi stipule que seul le peuple juif dispose du droit à l’autodétermination en Israël, sans préciser les frontières concernées – ouvrant ainsi la voie à une interprétation englobant l’ensemble du territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain. Autrement dit, elle inscrit dans le droit la légitimité d’une suprématie ethnique et nie explicitement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.

Enfin, certaines mesures législatives réservent des avantages financiers aux personnes ayant accompli leur service militaire – une obligation dont les Palestiniens sont exemptés -, permettant d'instaurer des privilèges sans mentionner explicitement l'appartenance ethnique.

Ces éléments sont fréquemment passés sous silence quand Israël est présenté comme une démocratie exemplaire ou la « seule démocratie du Moyen-Orient ».

Une « menace intérieure »

Le cadre légal est accompagné d'un racisme systémique, les Palestiniens étant largement perçus comme une menace intérieure. Cette perception se renforce pendant les périodes de guerre ou de tension, notamment après mai 2021, après que des affrontements violents ont éclaté entre Juifs et Palestiniens dans des villes « mixtes », où la présence palestinienne est plus marquée.

« Israël : à Kfar Qasim, le malaise des Arabes israéliens face à la guerre », France 24 (2024).

Jérusalem est au cœur de toutes ces tensions : l’évacuation programmée d’une famille palestinienne à Sheikh Jarrah, l’irruption violente de la police israélienne sur l’esplanade des Mosquées et l'interdiction de prière aux musulmans – y compris les citoyens palestiniens de l'État – en plein mois de ramadan, attisent la colère des Palestiniens citoyens d'Israël.

Dans le débat public, toute contestation de l’action des autorités par les citoyens palestiniens d’Israël est aussitôt interprétée comme la preuve de leur déloyauté envers l’État. Ils sont alors souvent présentés comme un « front intérieur » qu'il faudrait combattre comme un ennemi. Cette vision ne date pas des suites du 7 octobre 2023.

Par exemple, le 10 mai 2021, à la Knesset, Shlomo Karhi, alors député du Likoud et aujourd’hui ministre des communications, comparant les Palestiniens d’Israël aux « ennemis de l'extérieur », affirme :

« Ce terrorisme ne surgit pas de nulle part. Comme des bêtes sauvages qui sentent la faiblesse de leur proie, les ennemis arabes sentent la peur. Les ennemis de l’extérieur nous attaquent, et ceux de l’intérieur […] les soutiennent. »

Un discours tenu également, le 18 mai 2021, par Amichai Chikli, à l’époque député du parti d’extrême droite Yamina et aujourd’hui ministre des affaires de la diaspora :

« Il est de notre devoir de repousser les ennemis d'Israël : les repousser à Gaza, dans les rues de Lod, partout et aussi d’ici, de cet hémicycle, de la Knesset d’Israël. »

Les Palestiniens citoyens d’Israël disposent de droits politiques, dont celui de voter et de siéger à la Knesset. Deux partis arabes y sont actuellement représentés : Hadash-Ta’al, une alliance de la gauche radicale portée par un programme progressiste centré sur l’égalité et la fin de l’occupation ; et Raam, un parti islamiste conservateur, engagé dans une stratégie pragmatique visant à améliorer les conditions de vie des citoyens palestiniens. Aux législatives de 2022, ils ont remporté 5 sièges chacun, sur les 120 que compte la Knesset.

Lors de ces élections, plus de 85 % des citoyens arabes du pays ont voté pour ces partis. En excluant les Druzes – qui votent majoritairement pour des partis juifs et ne se définissent pas comme Palestiniens –, ce chiffre serait encore plus élevé. Il convient toutefois de souligner que la présence de ces partis au Parlement, souvent brandie comme preuve du caractère démocratique de l’État, est régulièrement remise en cause par la droite israélienne, qui les qualifie d’« ennemis » ou de « terroristes ».

Avant même le 7-Octobre, les événements de mai 2021 avaient renforcé ce discours, exploité par Benyamin Nétanyahou et ses alliés à leur retour au pouvoir, fin 2022. Pendant qu'ils se trouvaient dans l'opposition, ils accusaient le gouvernement précédent, en raison de la présence d'un parti arabe dans la coalition, de « soutenir le terrorisme ». Cette campagne de délégitimation, assimilant les Palestiniens à une menace intérieure, a joué un rôle crucial dans la victoire électorale du bloc pro-Nétanyahou aux législatives de 2022.

« Israël, les ministres du chaos », documentaire sur les ministres israéliens d’extrême droite, co-écrit par l’autrice de cet article, Arte (novembre 2024).

Vivre dans le viseur

Depuis l'arrivée du sixième gouvernement Nétanyahou, fin 2022, le racisme anti-arabe a atteint un niveau inégalé. En 2023, 223 Palestiniens d’Israël ont été assassinés, le taux de résolution de ces crimes étant inférieur à 10 %.

Le gouvernement, et notamment Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale et ancien membre du mouvement suprémaciste Kach, reste inactif face à cette situation.

Dans les villes palestiniennes israéliennes, la tension monte, alimentée par des discours xénophobes et racistes largement diffusés dans l'espace public. C'est dans ce contexte explosif que survient l'attaque du 7 octobre 2023, secouant profondément la société israélienne.

Dix jours après le massacre du 7-Octobre, en pleine offensive israélienne sur Gaza, le chef de la police Kobi Shabtai publie une vidéo sur le compte Twitter en arabe de la police. Face caméra, il menace clairement les Arabes israéliens :

« Quiconque souhaite être un citoyen israélien, ahlan wa sahlan (bienvenue, en arabe) ; quiconque exprime sa solidarité avec les Gazaouis, je le mettrai dans un bus et l’y [à Gaza] conduirai moi-même. »

Cette menace marque le point de départ d’une importante vague de persécutions, toujours en cours, contre les Palestiniens citoyens d’Israël. En trente jours seulement, la police arrête ou ouvre une enquête contre 251 personnes, dont la moitié pour de simples publications sur les réseaux sociaux. Un like, un partage ou un message de solidarité avec Gaza suffit parfois à éveiller les soupçons.

Et la répression ne vient pas uniquement des autorités : ces Palestiniens sont aussi surveillés et interrogés par leurs employeurs, leurs universités, leurs collègues ou leurs voisins. Des centaines de personnes sont licenciées ou suspendues de leur travail ou de leurs études, pour une publication privée ou un propos tenu en petit comité.

Leur citoyenneté israélienne ne peut plus les protéger. Preuve en est l'usage croissant, à leur encontre, de méthodes d'arrestation et d'enquête jusque-là réservées aux Palestiniens de Cisjordanie, soumis à l'occupation militaire et dépourvus de droits.

À ce propos, la question de la perception des Palestiniens d’Israël par les autres Palestiniens – qu’ils vivent dans les territoires occupés, dans des camps situés depuis des décennies dans des pays voisins, ou ailleurs dans le monde – mériterait un développement en soi, pour lequel nous n’avons pas la place ici.

Malgré la peur et les menaces policières, de nombreux Palestiniens tentent tout de même de manifester leur solidarité avec Gaza. Mais, depuis le 7 octobre 2023, ce droit fondamental, pourtant inhérent à tout régime se revendiquant démocratique, est réservé aux seuls citoyens juifs. Les Palestiniens, eux, se voient interdire leurs manifestations, encore et encore.

La situation critique des Palestiniens citoyens d’Israël est non seulement ignorée mais aussi, parfois, interprétée de façon erronée dans les médias étrangers. En France, certaines personnalités manipulent des sondages, comme celui de l’Université de Tel-Aviv de décembre 2023, selon lequel, depuis le 7 octobre 2023, 33 % des Palestiniens citoyens d’Israël placent leur citoyenneté israélienne au premier rang de leur identité, 32 % leur identité arabe et seulement 8 % considèrent l’identité palestinienne comme la composante principale.

Pourtant, il suffit d’écouter les Palestiniens pour saisir l’ampleur de cette erreur.

En témoigne, le juriste palestinien Mohammed Abed El Qadir, citoyen d’Israël :

« Si je reçois un appel d’un numéro israélien inconnu et qu’on me demande comment je m’identifie, je pourrais répondre que je suis sioniste et prêt à faire le service militaire, tellement j’ai peur ! Notre persécution depuis le 7 octobre nous a prouvé que l’expression “Arabe israélien” n’existe pas et n’existera jamais. Nous sommes des Palestiniens et nous le serons toujours. »

The Conversation

Nitzan Perelman est ingénieure d'étude au CNRS et co-fondatrice du site Yaani.fr