Bruno Tertrais: «À défaut de le prendre au mot, il faut prendre Donald Trump au sérieux»

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Avr 28, 2025 - 10:10
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Bruno Tertrais: «À défaut de le prendre au mot, il faut prendre Donald Trump au sérieux»

Le géopolitologue Bruno Tertrais fait le point sur les cent premiers jours du nouveau mandat du président américain.


Depuis que Donald Trump est de retour à la Maison-Blanche, les États-Unis ont quitté l’Organisation mondiale de la santé, retiré leur signature de l’Accord de Paris sur le climat, démantelé leur programme humanitaire USAid, remis en cause leur aide militaire à l’Ukraine, entamé des pourparlers bilatéraux avec l’Iran sur le nucléaire, promis de transformer Gaza en nouvelle Riviera et déclaré une guerre tarifaire au monde entier, avant de la mettre en pause. Difficile face à une telle déferlante de voir clair dans le jeu du «roi du deal ». Le spécialiste des relations internationales Bruno Tertrais, qui présente l’avantage de n’être animé ni par la haine ni par la dévotion envers le nouveau président des États-Unis, fait le point sur les cent premiers jours de Trump 2 et montre en quoi l’Europe est en réalité mise au défi par l’administration américaine d’opérer ce qu’il appelle une « transition géostratégique».

Bruno Tertrais © Hannah Assouline

Causeur. Vous faites partie des observateurs qui, notamment dans nos colonnes, avaient prédit que nous serions déroutés par Donald Trump. N’avez-vous pas toutefois été surpris par l’ampleur de ses annonces ?

Bruno Tertrais. Il est déjà arrivé par le passé qu’un président républicain accomplisse des gestes spectaculaires de ce type sur la scène internationale. Ronald Reagan s’était retiré de l’UNESCO. George W. Bush était sorti du traité sur les ABM (Anti-Ballistic Missiles). Ce qui est différent avec Trump, c’est qu’il est capable de prendre des initiatives auxquelles personne ne s’attendait, comme lorsque, durant son premier mandat, il a tenté de réconcilier son pays avec la Corée du Nord. En soi, l’imprévisibilité n’est pas nécessairement une mauvaise méthode géopolitique. Elle peut s’avérer un excellent moyen de déstabiliser un ennemi. Pendant la campagne de 2024, Trump avait dit que Xi n’envahirait pas Taïwan car « il sait que [je] suis totalement fou ». Il reprend ainsi ce que Richard Nixon avait appelé la « théorie du fou » : faire croire que l’on est prêt à tout pour faire plier l’adversaire. Le problème c’est que son propre équilibre mental semble effectivement laisser à désirer ! Et surtout que Trump déstabilise non seulement ses adversaires mais aussi ses alliés, à commencer par nous, les Européens…

Comment expliquez-vous une telle transgression des règles ?

Par l’inexpérience de l’équipe désormais au pouvoir à la Maison-Blanche, mais aussi par la psychologie extraordinairement autocentrée de Donald Trump. Nous avons affaire à des amateurs qui ne semblent pas bien réfléchir aux conséquences de leurs paroles et de leurs actes. Je pense notamment à l’envoyé spécial des États-Unis pour l’Ukraine, le général Keith Kellogg, qui a déclaré, le 12 avril, que Kiev pourrait finir par ressembler au « Berlin d’après la Seconde Guerre mondiale ». Ou à Steve Witkoff, l’envoyé spécial pour à peu près toutes les crises – et dont la seule compétence politique est d’avoir la pleine confiance de Trump – qui, la veille à Saint-Pétersbourg, posait sa main sur son cœur au moment de saluer son hôte Vladimir Poutine. Et je ne parle pas de la boucle de discussion sur la messagerie Signal dans laquelle le rédacteur en chef du magazine The Atlantic s’est retrouvé invité par erreur de sorte qu’il a été témoin d’échanges secret-défense sur un bombardement américain au Yemen… Mais le comportement le plus stupéfiant demeure celui de Donald Trump, qui par pur narcissisme, multiplie les caprices et les prises de parole choc afin de se donner l’impression de maîtriser la situation.

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Reste qu’il est le président américain, donc par définition doté d’un immense pouvoir. Ne s’en sert-il qu’à mauvais escient ?

Il faut saluer la seule vraie réussite de son premier mandat que sont les accords d’Abraham, auxquels il a personnellement contribué.

On dit que le grand dessein de Trump est à présent de se découpler de la Chine…

C’est vrai, mais il s’agit là d’une constante américaine depuis au moins la présidence Obama. Et ce sera difficile, tant les deux économies restent liées.

Rien de neuf sur ce plan ?

Si, il y a quelque chose de doublement inédit dans la séquence que nous vivons. Du côté de la Chine, Pékin a décidé de rendre coup pour coup. Du côté de l’Europe, on assiste à un affaiblissement inédit de la relation transatlantique car elle concerne simultanément le domaine sécuritaire, le domaine commercial et celui des « valeurs ». Elle est telle que les dirigeants européens ont à présent de bonnes raisons de se demander s’ils ne devraient pas resserrer les liens avec Pékin. Je suis pour ma part hostile à cette éventualité, mais j’entends les arguments de ceux qui font valoir que la Chine, pays en pointe dans la production d’éoliennes, de panneaux solaires et de voitures électriques, a des solutions clé en main à bas prix pour nous aider à répondre au défi climatique. En somme, nous avons aujourd’hui deux options devant nous. Soit devenir dépendants de la Chine, pour favoriser la transition énergétique. Soit entrer dans une épreuve de force avec elle, pour achever notre transition géopolitique, et acquérir une autonomie face aux grandes puissances.

Pourquoi faudrait-il opérer une transition géostratégique ?

On peut craindre que l’Amérique soit en passe de calquer sa conduite sur celles de la Chine, la Russie, la Turquie et l’Iran, ces néo-empires qui rêvent de se partager le monde en zones d’influences.

On n’en est pas encore là pour l’Amérique, n’est-ce pas ?

Effectivement. Les points de rupture ne sont pas atteints. Les Etats-Unis font encore partie de l’Otan et n’ont pas envahi le Danemark, le Groenland ou le Panama.

Faut-il vraiment prendre ces menaces aux mots ?

Pas au mot. Mais au sérieux. Il n’est pas fantaisiste d’imaginer que les Etats-Unis arrivent à faire rentrer le Groenland dans leur giron.

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En intervenant militairement ?

Non, Trump n’aime pas la guerre, qui nuit aux affaires. Et il rêve du Prix Nobel de la paix, notamment parce qu’Obama l’a eu. Je pense plutôt à un rapprochement pacifique, exactement comme celui dont rêve la Chine pour Taïwan.

Votre dernier ouvrage porte sur Israël[1]. L’Etat hébreu peut-il compter sur un président américain aussi lunatique ?

Je suis intimement persuadé que Trump se moque des Juifs. Mais la question n’est pas là. Il a une connivence indéniable avec Benyamin Netanyahou, même si leurs relations personnelles sont difficiles, et ses signes de soutien répétés à la sécurité de l’Etat juif sont bienvenus pour Jérusalem, surtout après le 7-octobre. Seulement l’agenda de Netanyahou ne se limite pas à l’affaiblissement des ennemis existentiels d’Israël. Il a aussi l’intention d’annexer tout ou partie de la Cisjordanie, une région où des exactions sont commises dans les deux camps. Or Trump a nommé comme ambassadeur à Jérusalem Mike Huckabee, un ex-pasteur baptiste qui ne fait pas mystère de son hostilité à la solution à deux Etats. On peut craindre  qu’en encourageant les Israéliens dans une voie radicale, les Américains précipitent l’État juif dans l’isolement international.

Pour l’heure, Trump a entamé, au grand dam de Netanyahou, des pourparlers avec les Iraniens sur le nucléaire. Aboutiront-ils à un accord ?

J’en doute énormément, car les lignes rouges des deux parties sont trop éloignées. A mon sens, ces discussions ont plusieurs buts. Du côté américain, donner une nouvelle chance à Trump d’apparaître comme un faiseur de paix, voire de justifier en cas d’échec une action militaire israélienne. Du côté iranien, de gagner du temps et tenter d’éviter la guerre. Mais les dirigeants de Téhéran se disent peut-être que tout est possible avec Trump, y compris un accord qui leur serait favorable. Steve Witkoff a d’ailleurs donné initialement l’impression d’être prêt à tout lâcher, ce qui a causé la panique dans le camp républicain et chez les Israéliens…

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[1] La Question israélienne, L’Observatoire

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