« Bref », ou le loser au travail, une figure de la résistance
La saison 2 de la série « Bref » est un véritable succès. Son protagoniste incarne le loser moderne, révélant avec humour des leçons précieuses sur le monde du travail.

La saison 2 de Bref est un véritable succès. Son protagoniste incarne le loser moderne, révélant avec humour des leçons précieuses sur le monde du travail.
Le 14 février dernier, la plateforme Disney+ lançait la saison 2 de la shortcom Bref, après plus de dix ans d’absence sur les écrans. Très rapidement, cette nouvelle saison connaît un succès qualifié tantôt de « phénoménal » par la Walt Disney Company, tantôt de « stratosphérique » par le HuffPost.
Composée de séquences très courtes, la série a un style de narration ultrarapide, presque frénétique, à rebours des formes classiques. Cette célérité, associée à une voix off omniprésente, permet une immersion immédiate dans le quotidien du personnage principal incarné par Kyan Khojandi : un trentenaire anonyme, célibataire, sans emploi, essayant tant bien que mal de prendre sa vie en main.
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Dans cette nouvelle saison, la série opère un virage audacieux avec un nombre d’épisodes réduits, mais un format par épisode plus long autour de trente à quarante minutes. Le personnage principal approche désormais de la quarantaine, mais continue d’enchaîner les échecs amoureux et professionnels.
Après les premières minutes d’espoir du premier épisode, le constat est sans appel : « Je » est en surpoids, sans emploi, à découvert et, surtout, seul au milieu de son appartement vide. En quoi ce personnage qui accumule les maladresses et les déconvenues est-il l’incarnation parfaite du loser ? Pourquoi nous parle-t-il autant, et quelles leçons peut-on tirer de ses expériences au travail ?
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Généalogie du loser
En décembre 2012, les anthropologues Isabelle Rivoal et Anne de Sales ont organisé une journée d’étude consacrée à une « anthropologie de la lose » à l’Université Paris Nanterre.
Lors d’une interview pour le HuffPost, Isabelle Rivoal est revenue sur les traits distinctifs du loser.
Il s’agirait d’un homme qu’on trouve partout, célibataire de surcroît, malhabile avec la gent féminine et désengagé sur le plan politique. Le loser, c’est finalement un has been, un antibranché, une « figure de la désynchronisation ». Dans une société moderne marquée par la performance et l’accélération, le loser est à côté de la plaque, décalé, à l’ouest. Il incarne une forme de détente et de relâchement face aux pressions de la modernité.
De Jean-Claude Dusse à Jeff Tuche, en passant par François Pignon dans le Dîner de cons, le loser est omniprésent dans les œuvres fictionnelles et cinématographiques. Il fait d’ailleurs l’objet d’une recension éclectique dans un essai intitulé La Figure du loser dans le film et la littérature d’expression française, publié par les professeures Carole Edwards et Françoise Cévaër. Elles y dépeignent quelques formes exemplaires de la lose, où l’art rejette la réussite et défie les conventions établies.
Le loser au travail, un manipulateur d’abstraction ?
Lorsque le loser rejoint le monde professionnel, ce sont deux univers aux logiques contradictoires qui entrent en collision. D’un côté, les entreprises louent le rendement, l’efficacité et la performance ; de l’autre, le loser se complaît dans la rêverie, la nonchalance et le dilettantisme.
Dès la saison 1 de Bref, le personnage principal tente de trouver sa place dans le monde du travail. Dans l’épisode intitulé « Bref. J’ai passé un entretien d’embauche », il enchaîne les bévues et les malentendus qui laissent peu d’espoir quant à l’issue réservée à sa candidature.
Cet entretien raté ne l’empêche pas pour autant d’être embauché, dès l’épisode 12. Cette bonne nouvelle est de courte durée puisqu’il est affecté à l’intendance. On le retrouve en employé de bureau qui multiplie les tâches dérisoires au service de ses collègues. Véritable homme à tout faire, il ne produit rien de concret et finit par annoncer sa démission dans l’indifférence générale.
Se sentir inutile est peut-être une des caractéristiques majeures du loser au travail. On retrouve d’ailleurs cette vacuité dès l’épisode 2 de la saison 2, où le personnage principal se retrouve dans la même entreprise que son père et son frère. Son job est simple : être payé pour faire ce qu’on lui « demande de faire au moment où il faut le faire ». Il apporte des documents, des couverts en plastique pour les pots de départ et réapprovisionne la photocopieuse. Bref, il réalise des tâches insignifiantes.
Dans le cadre de ma thèse de doctorat consacrée à l’absurde en entreprise, certains jeunes diplômés interrogés, comme Adèle*, ont eux aussi dépeint cette vacuité des tâches confiées qui leur donnait l’impression d’être eux-mêmes inutiles au monde.
« Franchement, je dirais que mon job, c’est du grand n’importe quoi. […] Clairement, il n’est pas du tout utile à la société. Et le fait de ne pas être utile à la société fait que moi je ne me sens pas utile envers moi-même. »
Quand le loser incarne une forme de résistance passive
Le personnage de Gaston Lagaffe, né en 1957 dans le Journal de Spirou, est à sa façon, une autre incarnation de la lose au travail. De « héros sans emploi » à l’origine, il devient rapidement « garçon de bureau », sans que l’on sache précisément quelle est sa fonction : assistant, coursier, archiviste…
Le professeur Amaury Grimand en est persuadé : Gaston Lagaffe est un personnage conceptuel qui nous aide à penser le rapport au travail. Par son refus de s’aligner sur le rythme effréné de la vie de bureau pour imposer sa propre cadence, Gaston incarne une forme de résistance, celle d’un travail vivant qui échappe aux procédures, aux dispositifs de contrôle et aux règles en tout genre. En transformant une poubelle de bureau en panier de basket, Gaston réenchante les situations de la vie quotidienne en y instillant du plaisir, de la poésie et des relations nouvelles.
Comme le rappelle Amaury Grimand,
« Les gaffes de Gaston ne doivent pas nécessairement être interprétées comme le signe d’une erreur, d’une incompétence ou bien encore de comportements déviants […] ; elles doivent plutôt être prises comme une invitation à agir autrement et à réinventer les cadres de pensée dominants de l’organisation. »
La médiocrité, un acte de résistance postmoderne ?
Le loser est finalement le parangon de la médiocrité, du « bof bof » et du « peut mieux faire ». Loin d’être une tare, la médiocrité fait même l’objet d’un « petit éloge » de la part du chroniqueur et humoriste Guillaume Meurice. Pour lui, nul doute que la médiocrité « autorise l’action sans la pression du résultat, pour le simple plaisir de se mettre en mouvement, pour la beauté du geste ». Faire preuve de médiocrité serait devenu aujourd’hui un acte de résistance face à un système obnubilé par l’excellence.
À rebours d’une culture française qui perçoit l’échec comme une incompétence ou une insuffisance cuisante, le philosophe Charles Pépin envisage quant à lui l’insuccès sous l’angle d’une chance pour se réinventer. Face à l’échec, deux voies sont possibles : considérer que l’échec est une étape sur le chemin de la réussite et ainsi persévérer pour atteindre l’objectif initial, ou alors bifurquer pour visiter un nouveau chemin d’existence. Dans les deux cas, il faut considérer la vie comme un flux dans lequel l’échec ne fait jamais office de condamnation éternelle.
La lose comme éthique de vie
Dans Bref, il y aurait finalement une sorte de médiocrité assumée. Reconnaître ses limites, essayer sans trop y croire et ne pas chercher à être le meilleur à tout prix sont autant de façons pour le personnage principal de « bricoler dans l’incurable ». Il essaie, échoue et passe alors à autre chose, incarnant par là même une forme de résilience face à l’âpreté du monde.
Dans ces conditions, l’échec est considéré comme normal, comme une étape prévisible voire comme un rite de passage attendu. En se permettant d’être inefficace sans culpabilité, le personnage incarné par Kyan Khojandi nous propose une autre façon d’exister.
Si on s’identifie autant à cet antihéros, c’est parce qu’il fait écho à nos imperfections et à nos angoisses existentielles, comme le rappelle l’essayiste Jean-Laurent Cassely dans une interview récente au magazine le Point.
En somme, les saisons 1 et 2 de Bref mettent en scène toutes les qualités du loser au travail : déconnexion, incompréhension des codes, sincérité mal placée, échec répété. Mais cette orchestration se fait avec humour, tendresse et bienveillance. Le personnage principal n’est pas pathétique ; il est tout simplement humain. Et c’est probablement la force de cette série : elle donne la parole au commun des mortels, aux oubliés, à celles et ceux qui réussissent un peu, pas vraiment, voire pas du tout.
*Le prénom a été changé.
Thomas Simon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.