Le travail est-il devenu un bien de consommation comme les autres ?

La notion de « marque employeur » gagne du terrain. Peut-on parler du travail comme d’un bien de consommation ? Quelles implications traduit cette irruption du langage du marketing dans le monde des RH ?

Avr 29, 2025 - 16:44
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Le travail est-il devenu un bien de consommation comme les autres ?
Le travail est-il un facteur d’exploitation, d’épanouissement ou d’expériences ? Thapana_Studio/Shutterstock

La notion de « marque employeur » gagne du terrain. Mais peut-on parler du travail comme d’un bien de consommation ? Quelles implications traduit cette irruption du langage du marketing dans le monde des RH ?


Peut-on parler du travail en termes de consommation et, si c’est le cas, quelle est la nature précise de cette consommation ? C’est à ces questions que nos recherches récentes visent à répondre. En effet, la place centrale de la consommation comme rapport social constitue une caractéristique majeure de société contemporaine, et elle n’a cessé de se renforcer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. De nombreux auteurs, notamment Jean Baudrillard, ont décrit ce phénomène qui fait de la consommation le mode majeur de rapport aux autres et à soi.

Depuis quelques années, le vocabulaire de la consommation est aussi de plus en plus mobilisé pour parler du travail. Cela constitue un changement majeur parce que le travail était jusqu’ici une activité qui échappait à la consommation. Au mieux, il en était la condition.

Le langage du travail est l’activité, renvoyant aux notions d’« effort » et de « peine » alors que le langage de la consommation est celui de « l’utilité pour soi » et du « plaisir ».

Une promesse de travail enrichissant

La notion très en vogue de « marque employeur » renvoie à l’utilisation des techniques du marketing appliquées aux aspects RH de l’entreprise.

Les salariés ne se voient plus proposer un emploi, un salaire et des conditions de travail, mais une « expérience ». Des spécialistes de la question s’évertuent à rendre l’image de l’entreprise attractive et promettent une expérience de travail enrichissante. Le but ultime consiste à attirer des candidats de qualité, mais aussi à fidéliser les salariés en place.


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Parallèlement, des activités d’évaluation et de comparaison des entreprises entre elles, du point de vue de la qualité de vie au travail, se sont développées. Pour cela, de nouvelles institutions sont apparues, aux fonctions et aux méthodes proches de celles employées dans le monde de la consommation. La langue de communication devient de plus en plus celle du marketing. Le but affiché vise à choisir un travail en comparant les entreprises, comme le proposent Great place to work, Best place to work… ou encore LinkedIn avec un classement des entreprises, sur le critère du développement de carrière.

Conjointement, dans les entreprises, la mobilité professionnelle est de moins en moins perçue comme un signe d’instabilité, mais devient synonyme de dynamisme. La mobilité du salarié à la recherche d’expériences de travail enrichissantes place l’attractivité et la rétention du personnel au centre des préoccupations RH.


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Quand le travail aliène

Ce passage du travail de la contrainte au plaisir marque une rupture par rapport au référentiel courant sur le travail mobilisé dans la recherche. Ce référentiel quand il s’inscrit dans une approche néomarxiste insiste sur la dissymétrie des rapports de pouvoirs entre employeurs et employés et sur les rapports de domination. À l’inverse, dans une tradition néoclassique, le travail est considéré en termes de courbe d’utilité pour un agent économique.

Dans la conception marxiste, les salariés ne font que vendre leur propre force de travail et l’expérience offerte par les entreprises est limitée à l’expérience du commandement. Le renouvellement de la force de travail qui est épuisée par l’effort suppose une consommation réparatrice, et c’est ce que propose la société de consommation. Or, la consommation, par nature éphémère,ne permet pas la prise de conscience de soi : le travail est une source d’aliénation de l’individu. Dans cette perspective la seule expérience qui vaille est celle de la résistance à la domination au travail.

Une approche dite humaniste

L’approche humaniste du travail adoucit la perspective néoclassique, en laissant entrevoir la possibilité d’une expérience positive. Dans ce cadre conceptuel, la notion de marque employeur peut avoir un sens.


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BFM Business, 2023.

Par exemple, pour le sociologue Georges Friedmann, les conditions de travail contribuent à la réparation de l’effort par l’environnement amical, la possibilité de carrière. Elles doivent aussi récompenser l’effort par un salaire attractif. Un équilibre peut être trouvé dans la relation de travail :

« Il faut qu’il (le salarié) accorde à son entreprise un minimum de son potentiel technique, de sa participation morale : ce qui réciproquement suppose, pour lui, un minimum de salaire, de satisfaction, de sentiment de bien-être. »

La marque employeur expérientielle

En promettant de faire de soi-même une œuvre, la marque employeur communique sur l’expérience, qui est une promesse d’œuvre ; savoir si la promesse est ou non respectée est une autre question. La notion de marque employeur s’adresse à un « salarié expérientiel », c’est à-dire un salarié qui a un projet pour lui-même. Du point de vue de la recherche en gestion des ressources humaines, cela implique que la théorie à même de parler de ce salarié, de ce qu’il vit et ressent ne peut pas être une théorie qui explique la domination, ni une théorie qui porte sur la satisfaction au travail.

C’est davantage une théorie du rapport expérientiel au monde, comme celle du philosophe pragmatiste John Dewey. Pour cette recherche, nous nous sommes attachés à la philosophie pragmatiste en mobilisant l’approche de la consommation expérientielle d’Holbrook. Cette approche intègre la dimension expérientielle du travail et le rapport de consommation de travail pour faire œuvre de soi-même. Cette approche pragmatiste analyse le travail comme une succession d’expériences, avec lesquelles les individus construisent leurs vies.


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Une approche critique du travail

Notre recherche établit la possibilité de concevoir le travail comme une consommation, dès lors cette consommation peut faire l’objet de critiques. Comme la junk food est dénoncée, les bullshit jobs doivent aussi l’être. Comme l’addiction à l’alcool est dangereuse, l’addiction au travail est un risque.

Notre recherche identifie sept dimensions de la marque employeur expérientielle :

  • l’instrumentalité – rémunération et flexibilité du travail ;

  • l’excellence – vision stratégique et innovation ;

  • le statut – qualité des produits et réputation de l’organisation ;

  • l’estime – capacité du management à valoriser les collaborateurs (formation, reconnaissance) ;

  • le fun – émulation collective ;

  • l’éthique – honnêteté et intégrité du management ;

  • le social – qualités professionnelles et personnelles des collègues de travail.

La pratique managériale est l’un des aspects majeurs de la consommation de travail, elle est décrite à travers quatre dimensions :

  • la dimension « estime » exprime la capacité du management à valoriser les collaborateurs à travers la formation et la reconnaissance de la créativité ;

  • la dimension « fun » revoie à la capacité du management à stimuler l’envie d’apprendre et le travail d’équipe ;

  • La dimension « éthique » montre l’importance attachée à l’honnêteté à l’intégrité du management ;

  • et la dimension « sociale » montre que la dimension collective fait partie de la consommation de travail, elle est donnée par les qualités professionnelles et personnelles des collègues de travail : intelligent, travailleur, ayant l’esprit d’équipe…

L’apport de cette recherche est de décrire les dimensions de l’expérience de travail. Il fournit les bases d’une analyse des différents rapports expérientiels possibles au travail, qui seront évalués par la combinaison individuelle de ces dimensions, leur intensité et leur durée.The Conversation

Fanny Poujol ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.