Emil Nolde : l’artiste « dégénéré » qui admirait le régime nazi
Artiste qualifié de « dégénéré » par les nazis, Emil Nolde fut pourtant un fervent admirateur du IIIe Reich. Retour sur un mythe de l’histoire de l’art alimenté par un roman, « la Leçon d’allemand », de S. Lenz.


Parmi les œuvres exposées jusqu’au 25 mai au musée Picasso (Paris, 3e) dans le cadre de l’exposition sur l’art qualifié de « dégénéré » par les nazis, figurent celles du peintre allemand Emil Nolde (1867-1956). Artiste emblématique de l’expressionnisme allemand, adulé au début du XXe siècle, puis relégué au rang de « dégénéré » sous le IIIe Reich, Nolde a toute sa place dans l’exposition du musée Picasso. Cependant, des recherches récentes montrent que, si l’artiste a bien été victime du régime nazi, il n’en était pas moins un fervent admirateur. La légende d’un Nolde martyr du nazisme s’appuie, entre autres, sur la très grande popularité du roman la Leçon d’allemand (1968), de Siegfried Lenz.
Pour comprendre le mythe qui entoure Nolde, un détour par la littérature s’impose. Dans la boutique du musée Picasso, au milieu d’essais d’histoire de l’art, la couverture d’un ouvrage accroche l’œil, discret écho à une œuvre vue dans l’exposition, la Ferme de Hültoft, d’Emil Nolde. Il s’agit du roman la Leçon d’allemand, publié en 1968 sous le titre Deutschstunde, de l’auteur allemand Siegfried Lenz.
La Leçon d’allemand, incontournable classique d’après-guerre
Immense succès de librairie, la Leçon d’allemand s’est imposée comme un classique incontournable de la littérature allemande d’après-guerre. En abordant la notion d’art « dégénéré » à travers le conflit entre un père et son fils, le roman s’inscrit dans la lignée de la Vergangenheitsbewältigung, terme employé pour évoquer le travail de mémoire collectif et individuel de la société allemande sur son passé nazi. Vendu à plus de 2,2 millions d’exemplaires, traduit dans plus de vingt langues, toujours au programme scolaire en Allemagne, ayant fait l’objet de deux adaptations cinématographiques (en 1971 puis en 2019), la Leçon d’allemand continue, près de cinquante ans après sa parution, d’exercer son influence sur l’idée que l’on se fait de l’Allemagne nazie.
Max Ludwig Nansen, le peintre martyr

Dans la Leçon d’allemand, Siggi, narrateur de l’histoire, est un jeune homme incarcéré dans une maison de redressement pour mineurs délinquants de l’Allemagne des années 1950. Une dissertation sur la thématique des joies du devoir le conduit à plonger dans ses souvenirs d’enfance dans l’Allemagne nazie des années 1940. À cette époque, le père de Siggi, Jens Ole Jepsen, policier d’un petit village reculé du nord de l’Allemagne, se voit confier pour mission d’interdire au peintre Max Ludwig Nansen, son ami, d’exercer son art. Nansen refuse de se plier aux ordres du policier. Il se lance dans la production secrète de ce qu’il appelle ses « peintures invisibles ». Chargé par son père de surveiller le peintre, Siggi se trouve tiraillé entre les deux hommes. Alors que Jepsen obéit aveuglément au pouvoir, Nansen n’admet pour seul devoir que celui de créer, envers et contre tout. Au fil de l’histoire, Siggi se détache progressivement de son père, qu’il considère peu à peu comme fanatique, pour se rapprocher du peintre Nansen, perçu à l’inverse comme un héros.
Écrit du point de vue d’un enfant, le roman attend de son lecteur de compléter de son propre savoir ce que Siggi omet de dire ou ce qu’il ne comprend pas. Cette forme d’écriture permet d’éviter d’aborder de front la question du nazisme et de la responsabilité collective, et ainsi de ménager les lecteurs allemands de l’époque. Toutefois, il ne fait aucun doute que c’est bien du nazisme dont il est question dans la Leçon d’allemand, bien qu’il ne soit jamais nommé explicitement. Impossible de ne pas voir dans les « manteaux de cuir », qui arrêtent Nansen, des membres de la Gestapo, police politique du régime, ou dans l’interdiction de peindre dont Nansen est victime la politique nazie sur l’art « dégénéré ». Et enfin, comment ne pas reconnaître dans le personnage fictionnel de Nansen le peintre Emil Noldeç; (né Hans Emil Hansen, ndlr) ?
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Emil Nolde, un peintre de légende
En effet, à l’instar de son double fictionnel Max Ludwig Nansen, le peintre Emil Nolde fut la cible des politiques répressives des nazis à l’encontre des artistes jugés « dégénérés ». Plus de mille de ses toiles furent spoliées pour être intégrées à l’exposition itinérante sur l’art « dégénéré » en 1937 orchestrée par le régime. Radié de l’Académie des arts, il lui fut interdit de vendre et d’exposer ses œuvres.
Après l’effondrement du régime nazi, le vent tourne pour le peintre « dégénéré », qui est désormais célébré comme un artiste victime du nazisme. Dans ses mémoires, Nolde affirme avoir été victime d’une interdiction de peindre, qui l’aurait conduit à réaliser, clandestinement, des « peintures non peintes ». Ce prétendu acte de résistance fait de lui un résistant contre le nazisme. Aux yeux de la société allemande d’après-guerre, Nolde devient un véritable héros.
De très nombreuses expositions sur Nolde, en Allemagne et à l’étranger, contribuent à continuer de faire connaître ce peintre soi-disant martyr et résistant. Ses toiles vont même jusqu’à entrer à la chancellerie. Helmut Schmidt, chancelier de la République fédérale d’Allemagne de 1974 à 1982, et Angela Merkel ont un temps décoré leur bureau de ses œuvres. Le roman de Lenz, inspiré de la vie de Nolde, étudié à l’école et diffusé à la télévision, contribue à solidifier le mythe, jusqu’à ce que Nolde et Nansen ne fassent plus qu’un dans l’imaginaire collectif allemand.
Crépuscule d’une idole
Et pourtant, figure historique et personnage fictionnel sont en réalité bien moins ressemblants qu’il n’y paraît. Des recherches conduites à l’occasion d’une exposition des œuvres de Nolde à Francfort, en 2014, puis d’une exposition à Berlin, en 2019, sur ses agissements pendant la période nazie ont permis de révéler la véritable histoire de Nolde et de le séparer, une bonne fois pour toutes, de son double fictionnel.
Si Nolde a bel et bien été interdit de vendre et d’exposer ses peintures, il n’a pas fait l’objet d’une interdiction de peindre. Les « peintures invisibles » sont une reconstruction a posteriori du peintre lui-même. Fait plus accablant : Nolde a rejoint le parti nazi dès 1934, et aspirait même à devenir un artiste officiel du régime.
Pour couronner le tout, Nolde était profondément antisémite. Persuadé que son œuvre était l’expression d’une âme « germanique », avec tous les sous-entendus racistes que cette affirmation suggère, il a passé de nombreuses années à tenter de convaincre Hitler et Goebbels que ses œuvres n’étaient pas « dégénérées » comme l’étaient, selon eux, celles des juifs.
Dire que le mythe construit par Nolde, puis solidifié par le roman de Lenz, a éclipsé la vérité historique ne suffit pourtant pas à expliquer qu’il ait fallu attendre plus de soixante-dix ans pour que la vérité sur Nolde soit dite. Il semblerait plutôt que, dans le cas de Nolde, la fiction ait été bien plus attrayante que la vérité. Lenz ne fait-il pas dire à son personnage Nansen sur la peinture, que l’« on commence à voir […] quand on invente ce dont on a besoin » ? En voyant dans le personnage fictionnel Nansen le peintre Emil Nolde, les Allemands ont pu inventer ce dont ils avaient besoin pour surmonter un passé douloureux : un héros, qui aurait résisté, lui, au nazisme. La réalité est, quant à elle, bien plus nuancée.
Ombline Damy a reçu des financements de La Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP) dans le cadre du financement de sa thèse.