« Bovary »! Et Flaubert entre à l’Opéra
Inspiré par le roman de Gustave Flaubert, un ouvrage lyrique du compositeur belge Harold Noben, à voir à Bruxelles... L’article « Bovary »! Et Flaubert entre à l’Opéra est apparu en premier sur Causeur.

Bovary est une commande du Théâtre royal de la Monnaie et de son directeur Peter de Caluwe. Bien plus qu’à Paris, la politique de création demeure féconde dans la capitale belge. Et le public de la Monnaie y fait preuve d’une curiosité bien plus marquée. Inspiré par le roman de Gustave Flaubert, un ouvrage lyrique du compositeur Harold Noben…
Madame Bovary ne se serait peut-être pas suicidée si elle avait su qu’un jour elle deviendrait l’héroïne d’un opéra, elle chez qui la découverte de Lucia de Lammermoor au Théâtre des Arts de Rouen avait, nous dit Flaubert, suscité une si forte émotion. Elle qui n’aspirait qu’à vivre dans un monde à la Walter Scott fait d’aventures échevelées, de belles robes et de sentiments passionnés.
Livret de Michael De Cock, composition musicale d’Harold Noben et mise en scène de Carme Portaceli, l’opéra Bovary vient d’être monté par le Théâtre royal de la Monnaie dans la salle du Théâtre national de Wallonie-Bruxelles. Et s’il est toujours émouvant d’assister à une création lyrique, on ne peut que se demander quel en sera l’avenir. Car il en a toujours été ainsi : de la multitude d’opéras créés au cours des siècles passés, seuls n’en subsistent aujourd’hui que quelques dizaines. Et bien peu d’ouvrages contemporains accèdent à la postérité.
Sur l’autel du patriarcat
Emma Bovary, victime immolée sur l’autel du patriarcat : pour être bien conforme à l’esprit du temps, pour obéir sagement au discours obligé, livret et mise en scène ont unanimement relu le roman de Gustave Flaubert sous l’angle de la victimisation.
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Victime certes, elle l’est, cette pauvre Emma, comme pratiquement toutes ses contemporaines d’un XIXe siècle où les femmes ne jouissent d’aucun droit politique, ni, à quelques exceptions près, d’autonomie financière. Victime, elle l’est aussi par sa condition d’épouse d’un simple officier de santé, aussi brave homme qu’il est insignifiant, tout comme par ce que lui refuse son existence étriquée de petite bourgeoise coincée dans un bourg de province. Et normand qui plus est ! Victime encore de ses aspirations irrépressibles à une vie amoureuse épanouie. Mais victime aussi de sa propre sottise, de ses vanités de midinette, de ses rêves de bals, de vie brillante, de son goût pour la romance, de toutes ces futilités que seul un esprit plus élevé que le sien aurait pu écarter et peut-être aurait su vaincre.
Aujourd’hui, toutefois, alors que la tendance est à la victimisation universelle, on oublie que l’on peut aussi prendre en main son destin, quelque difficile qu’en puisse être la conduite. Et cette tournure d’esprit, on la retrouve aussi bien dans le livret que dans la mise en scène.
Épilogue moralisateur
Ramassé en séquences concises illustrant chacune un aspect essentiel du roman, ce livret se résume essentiellement en un long et amer monologue de l’héroïne, parfois ponctué d’interventions du mari ou de choristes commentant le drame. Mais il est augmenté d’un épilogue moralisateur, confié à Berthe, la fille mal aimée d’Emma, laquelle explique l’existence de cette mère qu’elle n’a pas connue. Elle dénonce la société qui l’a étouffée et flétrie, tout en mettant en doute la légitimité de l’auteur de Madame Bovary à évoquer ses tourments. « Mais, très cher Flaubert que savez-vous finalement des désirs et des plaisirs féminins ? » Avec l’idée, sous-entendue, qu’on ne saurait décidemment parler des aspirations d’une femme qu’en étant femme soi-même, de même qu’au théâtre on ne saurait interpréter un personnage qu’en lui étant semblable en tous points.
Des accents debussystes
Côté mise en scène, on exhibe Berthe en femme émancipée, clamant, la poitrine dénudée : « Un jour viendra, cher Flaubert, où nous briserons le cadre, où nous changerons la trame ».
Côté partition, pas de trace aussi évidente de ce parti-pris périlleux. Mais un oppressant silence qui tout d’abord s’installe, cependant que, suivis d’un cercueil, trois corps inanimés, ceux d’Emma (Ana Naqe), de Charles Bovary (Oleg Volkov) et de Berthe (Blandine Coulon), les seuls personnages du roman à apparaître sur la scène, glissent successivement sur le plateau de cour à jardin. Un silence bientôt entrecoupé de soupirs, d’une vapeur de bruits confus, avant que par flots la musique ne gagne l’espace. Exécutée avec une parfaite maîtrise par une trentaine de musiciens du Théâtre royal de la Monnaie placés sous la direction de Debora Waldman, c’est une partition mélodieuse, très séduisante, où flottent des accents debussystes ou ravéliens et où l’on croit même entendre de lointains échos de L’Oiseau de feu. Une musique insinuante, toute embrumée de mystère et d’étrangeté, si envoûtante parfois qu’on en vient à regretter qu’elle soit entrecoupée par les voix des trois solistes ou par l’ensemble des choristes de la Monnaie auxquels Harold Noben a conféré le rôle qu’assume le chœur dans la tragédie antique.
La main si lourde
Si la mise en scène est honorable, mais sans intérêt particulier, si les décors champêtres brossés sur de vastes panoramas veulent rappeler ce qui était une nouveauté en vogue dans les premières décennies du XIXe, les costumes dont on affuble Emma Bovary sont en revanche d’une laideur insigne. S’il l’on tient à rappeler que cette dernière était coquette et qu’elle allait ruiner son mari en mobilier et colifichets, on oublie qu’elle n’en était pas moins française et qu’elle devait instinctivement savoir s’habiller sans de telles fautes de goût.
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Celle qui a eu la main si lourde, Marie Szersnovicz, créatrice des costumes comme des décors, nous apprend cependant dans le programme quelque chose de parfaitement éloquent et qui traduit bien le gouffre qui peut exister entre les générations et leur vision du personnage de Flaubert : « Pour ma grand-mère de 96 ans avec qui j’adore en discuter, Emma Bovary est une idiote soumise à ses pulsions. Elle n’est pas assez maligne pour conjuguer les avantages d’une vie rangée et les plaisirs de l’évasion romantique. Ma grand-mère adore la mépriser, tout en savourant le talent de Flaubert pour la dépeindre. Je ne partage pas ce point de vue… Je vois plutôt Emma Bovary engluée dans la vie médiocre que la société « petite-bourgeoise » lui présente comme seul destin envisageable… Elle est mue par un désir d’absolu que je trouve tout sauf ridicule. Elle est trop libre et moderne dans une société qui tente de la juguler ».
La messe est dite.
Bovary. Opéra d’Harold Noben. Jusqu’au 19 avril 2025. Théâtre royal de la Monnaie, au Théâtre national de Wallonie-Bruxelles.
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