Trump face aux juges : le bras de fer
Depuis son retour à la Maison Blanche, Donald Trump s’en prend avec virulence aux juges, qu’il accuse de s’opposer à sa volonté par parti pris politique. Mais ceux-ci refusent de plier.

Selon Donald Trump, les décisions rendues contre ses décrets les plus controversés s’expliquent par le fait que les juges ayant pris ces décisions seraient tous de gauche et déterminés à l’empêcher de mettre en œuvre le programme pour lequel il a été élu. Des accusations qui ne résistent pas à l’examen : en réalité, les juges tentent d’exercer leur rôle de contre-pouvoir face à un exécutif qui considère les lois du pays, et même la Constitution, comme des obstacles irritants et injustifiés.
Pendant quarante ans, Donald Trump a eu des dizaines de démêlés avec la justice. Jusqu’en 2020, il apparaissait comme un justiciable difficile guidé par Roy Cohn, son avocat sans scrupule ; mais après sa défaite à la présidentielle de novembre 2020, il a basculé dans une dénonciation violente, systématique et populiste du système judiciaire.
Alors que 60 juges différents ont conclu à l’absence de fraude électorale et estimé que la victoire de Joe Biden ne souffrait d’aucune contestation, le perdant s’est lancé dans de multiples diatribes accusant les juges d’être des « gauchistes » maladivement hostiles à sa personne. Poursuivi au niveau fédéral pour des faits graves (ses tentatives de s’opposer à la certification des résultats de l’élection de novembre 2020 et la conservation à son domicile privé de Floride de documents classés secret défense) ainsi qu’au niveau des États (deux affaires pénales et plusieurs au civil, pour fraude financière, harcèlement et diffamation), Trump passe aux insultes et menaces contre les procureurs qui osent le poursuivre et contre les magistrats qui se prononcent sur les diverses motions fantaisistes et manœuvres spécieuses de ses avocats.
Mais grâce à ses habituelles manœuvres dilatoires et à l’aide d’une juge nommée par lui (Aileen Cannon en Floride) et l’appui de la Cour suprême (rappelons que durant son premier mandat, il a nommé au sein de ce cénacle de neuf juges trois juges très conservateurs), il n’est condamné que dans une affaire mineure à New York – l’affaire Stormy Daniels – dans laquelle le juge, en raison de son élection, a renoncé à prononcer une peine.
Sa réélection en novembre 2024 annonçait une nouvelle salve d’attaques contre les institutions judiciaires du pays ; et au bout de cent jours, on peut constater que le bras de fer est bel et bien enclenché.
Le pouvoir judiciaire, cible de toutes les attaques
Depuis son retour à la Maison Blanche, le 20 janvier 2025, Trump a signé plus de 130 décrets dont bon nombre sont contraires à la loi : limogeages massifs de fonctionnaires, gel des subventions fédérales aux agences et aux États ou à la Constitution par la tentative de mettre fin au droit du sol sans amendement à la Loi fondamentale. Ce qui a suscité une avalanche de référés et d’actions en justice afin d’éviter le « préjudice irréparable », qui est le critère d’intervention des juridictions en procédure d’urgence.
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Une soixantaine de juges a déjà statué contre Trump, suspendant l’application de plusieurs décrets, exigeant la réintégration de fonctionnaires limogés en violation de leurs droits, la levée du gel sur les sommes votées par le Congrès et destinées à certaines agences dont l’agence de développement international Usaid, ou encore l’interdiction temporaire (par la Cour suprême) de la poursuite des expulsions vers le Venezuela en vertu de la loi sur les ennemis étrangers (Alien Ennemies Act).
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Il est difficile de s’y retrouver car, souvent, les recours sont intentés devant plusieurs juges et, selon les cas, la décision émane d’un juge de première instance, d’une cour d’appel ou même de la Cour suprême, saisie en procédure d’urgence, qui a déjà statué plusieurs fois en matière d’immigration en particulier.
Trump est entouré de radicaux extrémistes partisans de la doctrine de l’exécutif unitaire (c’est-à-dire favorables à un pouvoir exécutif tout-puissant), qui le poussent à ne pas se plier aux décisions de justice et qui inondent les réseaux sociaux de critiques et de menaces de mise en accusation et de destitution de ces juges.
Pourtant, tous ne sont pas des « juges Obama » ou d’affreux gauchistes, loin de là. Bon nombre ont été nommés par Ronald Reagan (John C. Coughenour), par George W. Bush ou par Trump lui-même (Carl J. Nichols). Le juge James E. Boasberg, au centre du contentieux sur l’expulsion d’immigrés vers l’Amérique latine, a été nommé en 2002 par George W. Bush à la Cour supérieure du district de Columbia, puis promu par Obama ; le très respecté juge J. Harvie Wilkinson a, quant à lui, été nommé en 1984 par Ronald Reagan à la Cour d’appel du quatrième circuit, où il siège depuis quarante ans.
Le fait qu’il faille « préciser » le cursus d’un juge afin de justifier ses décisions est d’ailleurs en soi un signe de la polarisation doublée de désinformation qui caractérise les États-Unis aujourd’hui. Tâche quasi impossible quand une juriste accomplie, comme la juge Paula Xinis, nommée en 2015, donc par Obama, rend une décision rejetant l’expulsion d’un immigré salvadorien, pourtant fondée sur le droit et non sur ses opinions personnelles. Le juge Engelmayer, nommé par Obama, qui a refusé à Elon Musk l’accès aux données privées et confidentielles du Trésor, a même été accusé de « fomenter un coup d’État contre le gouvernement élu », tweet repris par de nombreux abonnés et retweeté par Musk.
Selon les membres de l’administration, les commentateurs de Fox News et les troupes Maga (Make America Great Again), ces juges sont des activistes qui n’auraient pas le droit de s’opposer à l’action « légitime » du président. C’est ce qu’a déclaré le vice-président J. D. Vance, qui, dès 2021, citait le 7e président Andrew Jackson, furieux d’une décision rendue par la Cour suprême de l’époque, qui aurait déclaré : « Le président de la Cour a rendu sa décision. Qu’il se débrouille maintenant pour la faire appliquer. »
Depuis qu’il est redevenu président, Trump dispose du soutien logistique et de la chambre d’écho de cette blogoshère de droite qui répercute critiques, accusations et demandes de destitution afin de délégitimer le pouvoir judiciaire et, par la répétition permanente, d’acclimater l’idée que les juges sont des militants de gauche empêchant le président de faire ce que lui ont demandé des électeurs qui lui ont offert en novembre dernier « une victoire écrasante » – en fait, un peu plus de 49 % des suffrages.
Ces accusations sont un bel exemple des retournements de logique dont Trump est passé maître. Ce sont les juges qui violeraient la Constitution et mettraient la démocratie en danger en s’opposant au chef de l’État. Trump et ses alliés cherchent à réécrire l’histoire de façon à inscrire leurs assauts contre le système judiciaire dans la lignée d’autres présidents, notamment le démocrate Franklin D. Roosevelt (en fonctions de 1932 à 1945). Ce dernier, confronté à l’opposition systématique de la Cour qui invalidait les lois du New Deal, avait envisagé d’y ajouter quelques membres. Devant l’opposition unanime des républicains et des démocrates, Roosevelt avait dû renoncer à son projet ; mais les juges de la Cour suprême avaient finalement évolué. Ce qui confirme que la Cour ne peut durablement être trop en avance (comme elle le fut, dans les années 1960, quand elle a jugé la ségrégation inconstitutionnelle et qu’elle a renforcé les droits civiques et les libertés individuelles) ou en retard (comme à l’époque du New Deal et, peut-être, actuellement) sur l’opinion majoritaire dans le pays.
Deux inconnues majeures subsistent : que fera la Cour suprême en dernier ressort ? Et l’administration Trump se pliera-t-elle à ses décisions ?
Menaces et intimidations inacceptables dans un État de droit
Trump et ses affidés ont menacé plusieurs juges de destitution. Il avait, dès 2017, déjà appelé à celle du juge Curiel – d’origine mexicaine mais né aux États-Unis – qu’il accusait d’être « un Mexicain qui le haïssait à cause du mur de frontière ».
En 2023, Trump a réclamé la destitution du juge Engoron, appelé à se prononcer sur les pratiques de fraude financière massive au sein de l’empire Trump. Les juges fédéraux, nommés à vie, peuvent faire l’objet de la même procédure de mise en accusation que le président en cas de « trahison, corruption ou autres faits graves ».
Au cours de l’histoire des États-Unis, seuls 15 juges ont été mis en accusation par la Chambre et seulement huit ont été destitués par le Sénat — pour alcoolisme ou fraude fiscale, mais pas pour la teneur de leurs décisions. En d’autres termes, cette procédure exceptionnelle n’a jamais été et ne saurait être mise en œuvre en cas de désaccord avec les décisions rendues par le juge.
C’est ce qu’a souligné le président de la Cour suprême, John Roberts, le 19 mars dernier, intervenant une nouvelle fois dans le débat pour rappeler qu’en cas de désaccord avec une décision, il y a la voie normale de l’appel.
Or, il est difficile de ranger John Roberts parmi les « gauchistes » : c’est lui qui a, entre autres, accordé une immunité quasi totale à Donald Trump dans la décision rendue par la Cour, le 1er juillet 2024.
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Son intervention est bien un signe de la gravité de la situation. Le président de la Cour suprême se sent obligé de rappeler l’indépendance de la justice, les juges ne pouvant être l’objet de menaces, de pressions et d’accusations diverses de la part des membres de l’administration et de la blogoshère de droite.
Le Chief Justice Roberts avait déjà repris le président Trump en 2018, lui expliquant qu’il n’y avait pas de « juges Obama » ou de « juges Trump », mais des juges compétents et dévoués qui font de leur mieux pour appliquer le droit en toute justice. Puis, dans son rapport annuel, rendu le 31 décembre 2024, le président de la Cour avait dénoncé les attaques personnelles visant les juges :
« La violence, l’intimidation et la défiance sont totalement inacceptables, car elles minent notre république et la primauté du droit. »
Ces menaces sont effectivement inacceptables dans un État de droit et dans un système où les contre-pouvoirs fonctionnent, mais elles mettent le doigt sur une vraie difficulté. Le pouvoir judiciaire a été créé comme étant « le plus faible », expliquait Alexander Hamilton dans le Fédéraliste. Il ne dispose ni de l’épée (l’exécutif) ni du porte-monnaie (le législatif). Dès lors, si l’exécutif viole la loi ou la Constitution et refuse d’exécuter ses décisions lui ordonnant d’agir ou de ne pas agir, il n’y a pas grand-chose que le pouvoir judiciaire puisse faire de lui-même.
Quels contre-pouvoirs ?
La Cour suprême a accepté plusieurs saisines en urgence et a rendu plusieurs décisions temporaires et nuancées dans les affaires d’expulsion de migrants vers le Venezuela, mais qui ont été présentées par l’administration Trump comme des victoires politiques. Sur le fond, il n’est pas certain qu’elle invalide certains des actes du président, y compris le décret, clairement inconstitutionnel, qui prétend abolir le droit du sol sans amender la Constitution. Peut-être pour éviter une crise constitutionnelle dans l’hypothèse où l’administration refuserait de se plier à ses décisions.
Le Congrès est pour le moment aux ordres, mais il semble se réveiller sur la question des droits de douane : plusieurs sénateurs républicains ont tenté de revenir sur les habituelles délégations de pouvoir au président en matière de politique commerciale. La résolution bipartisane en ce sens n’a aucune chance d’être adoptée, mais c’est un signal fort qui montre que les élus ont entendu le mécontentement des citoyens. Or, les élections de mi-mandat (Midterms) auront lieu en novembre 2026, et une bonne partie des élus se présenteront de nouveau. Au cours des deux années à venir, le Congrès pourrait bloquer de nombreuses velléités autoritaires du président.
Aux États-Unis, les sursauts viennent toujours de la base et du peuple. C’est à l’opinion publique de pousser les élus à agir, d’inciter la Cour suprême à jouer son rôle de contre-pouvoir et de garant de la Constitution et des libertés, et de faire comprendre à l’administration Trump qu’elle doit respecter la Constitution et les valeurs de la primauté du droit (Rule of Law).
Anne E. Deysine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.