Syrie : les alaouites, communauté de Bachar Al-Assad, aujourd’hui en proie aux massacres

Dans l’ouest de la Syrie, des milliers d’alaouites ont été massacrés, depuis début mars, par des forces du régime et des supplétifs. Un carnage qui n’est peut-être pas terminé.

Mar 19, 2025 - 18:07
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Syrie : les alaouites, communauté de Bachar Al-Assad, aujourd’hui en proie aux massacres

Après la chute en décembre du régime de Bachar Al-Assad, responsable de plusieurs centaines de milliers de morts au cours de la guerre civile qui avait débuté en 2011, c’est à présent la communauté du président déchu, les alaouites – une branche de l’islam proche du chiisme mais n’en relevant pas directement – qui fait l’objet de massacres perpétrés par des combattants sunnites proches du nouveau pouvoir de Damas, dirigé par l’ancien chef djihadiste Ahmed Al-Charaa. Thomas Pierret, spécialiste de la Syrie (IREMAM-CNRS), analyse cette nouvelle spirale de violence.


Aujourd’hui, quand on parle des alaouites en Syrie, de qui parle-t-on exactement ? Quelle est leur proportion dans la population syrienne ?

Thomas Pierret : En Syrie, il n’y a pas de recensement officiel prenant en compte l’identité ethnique et confessionnelle. Selon les estimations, les alaouites représentaient avant la guerre entre 7 % et 12 % des quelque 20 millions de Syriens. Durant la guerre, leur proportion dans la population totale a sans doute augmenté du fait de la vague de réfugiés qui ont quitté la Syrie pendant la guerre et qui étaient principalement des sunnites.


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On présente souvent les alaouites comme une minorité qui, pendant des décennies, a été dominante – associée à Hafez puis à Bachar Al-Assad, eux-mêmes alaouites – dans un pays où 80 % des habitants sont sunnites. Cette lecture est-elle fidèle à la réalité ? La communauté a-t-elle profité de l’ancien régime ?

T. P. : Les alaouites représentaient l’écrasante majorité des officiers de l’armée et des services de renseignement de l’ancien régime : à la chute de ce dernier, il n’y avait sans doute qu’un ou deux sunnites parmi les quarante plus hauts gradés de l’armée syrienne. Les alaouites étaient aussi très largement surreprésentés au sein de certaines unités d’élite spécifiquement vouées à protéger le régime contre les menaces intérieures, comme la Garde républicaine ou la Quatrième division blindée. En outre, dans les régions à forte population alaouite comme Homs ou la côte, il y avait aussi un phénomène de recrutement préférentiel dans le secteur public – des recrutements qui se faisaient via des relations personnelles, familiales, etc. Il s’agissait en général d’emplois mal payés mais il n’en demeure pas moins qu’avant la guerre, un rapport du PNUD montrait que le taux de pauvreté de la région côtière était le plus faible du pays et que les dépenses de consommation y étaient de 30 à 50 % plus élevées que la moyenne nationale, selon les districts.

Et dans le milieu des affaires ?

T. P. : C’est différent : le milieu des affaires syrien est historiquement entre les mains de sunnites et, de manière plus minoritaire, de chrétiens. Certes, quelques figures alaouites sont montées en puissance du fait de leurs liens avec la famille Assad, l’exemple le plus connu était Rami Makhlouf, le cousin maternel de Bachar, qui dans les années 2000 est devenu le plus grand homme d’affaires syrien et qui a eu tendance à avaler tout ce qui se trouvait devant lui. Reste que, historiquement, les alaouites ne sont pas bien intégrés dans le milieu des affaires. Les seuls qui y sont parvenus sont ceux qui avaient des connexions étroites avec le pouvoir.

Après la chute de Bachar Al-Assad, Ahmed Al-Charaa semblait avoir tout intérêt à maintenir la stabilité sécuritaire du pays. Pourtant, la situation a basculé début mars. Que s’est-il réellement passé ? Quelle est votre lecture des événements ?

T. P. : Ce à quoi on a assisté à partir de début mars est le résultat de la détérioration de deux dynamiques qui avaient commencé tout de suite après la chute du régime.

D’une part, plusieurs milliers de combattants de l’ancien régime, sachant qu’ils étaient recherchés et qu’ils n’avaient rien à perdre, se sont cachés, avec leurs armes, dans la région côtière, à majorité alaouite. Depuis décembre, ils ont été impliqués dans des escarmouches. Ce n’étaient pas des affrontements de très grande ampleur, mais plutôt des embuscades contre les forces de sécurité. Cela a donné lieu à des opérations de contre-insurrection accompagnées d’exactions contre des civils mais, à ce moment-là, à une échelle qui n’avait rien à voir avec ce qu’on a vu début mars.

D’autre part, en particulier dans l’ouest des provinces de Hama et de Homs, on a assisté, à cette même période, à la multiplication de violences communautaires locales. Pendant la guerre, ce sont essentiellement des villages sunnites qui avaient été victimes d’exactions et parfois de massacres de la part des milices pro-régime (notamment à Al-Houla et Al-Qousayr en 2012). Après la chute d’Assad, certains habitants de ces villages ont voulu se faire justice eux-mêmes, s’en prenant parfois de manière aveugle aux civils alaouites qui se trouvaient dans le voisinage.

Ces violences ont changé d’échelle, le 6 mars dernier, lorsque les combattants de l’ancien régime ont lancé des attaques coordonnées dans les villes de la côte, tuant plusieurs centaines de membres des forces de l’ordre et de civils. Des renforts ont alors été dépêchés dans la région par la Direction des Opérations militaires, qui coordonne les factions armées ayant participé à l’offensive contre l’ancien régime en novembre et décembre derniers. Une mobilisation spontanée et désordonnée d’éléments armés en soutien aux autorités a aussi été observée dans d’autres régions du pays, notamment à Idlib. Parallèlement, les réseaux sociaux se sont emballés, et la dénonciation des « vestiges » (fulul) de l’ancien régime s’est bien souvent confondue avec la diabolisation des alaouites dans leur ensemble. C’est dans ce contexte que plusieurs centaines de civils alaouites ont été massacrés.

Concrètement, qui a commis ces massacres ? On a beaucoup parlé de la présence de djihadistes d’origine étrangère, notamment des Tchétchènes, des Ouzbeks, des Ouïghours…

T. P. : C’est sans doute le cas, mais des vidéos tournées pendant les faits attestent aussi de l’implication de combattants syriens. Il n’y a pas de profil type des auteurs de ces massacres : on trouve parmi eux à la fois des étrangers, des locaux, des membres des forces régulières et des civils armés.

*Aujourd’hui, peut-on parler d’un retour au calme ou des affrontements sont-ils encore en cours ? *

َT. P. : Au moment où nous parlons, le niveau des violences a considérablement diminué. Les massacres ont cessé – pour l’instant – et les accrochages avec les combattants de l’ancien régime sont redevenus occasionnels. Cependant, un autre point chaud a émergé, à la frontière du Liban.

C’est un problème assez différent parce que cette zone est constituée de villages essentiellement habités par des Libanais, qui sont des chiites duodécimains, pas des alaouites, et qui sont fortement liés au Hezbollah, ennemi acharné de HTC, l’organisation d’Ahmed Al-Charaa. Ils possèdent beaucoup d’armes, y compris des missiles antichars. Ce sont deux problèmes qui ne sont pas directement liés, mais il n’est pas impossible qu’une aggravation de la situation à la frontière libanaise puisse relancer un cycle de violence dans la région alaouite.

Parce que, dans cette région alaouite, les anciens militaires de l’armée de Bachar ont encore les moyens de s’opposer aux forces du régime et à leurs alliés ? Les massacres dont la communauté a été victime n’ont-ils pas significativement amoindri leurs capacités militaires ?

T. P. : C’est difficile à dire. Il y aurait quelques milliers de combattants alaouites, dont quelques centaines ont été tués pendant les combats. Il resterait donc des milliers de combattants dans la nature. N’oubliez pas que cette zone est l’une des seules régions montagneuses de Syrie, donc particulièrement propice à la guérilla car elle est assez difficile d’accès. Il est donc tout à fait possible que les affrontements reprennent et se poursuivent.

Pour Al-Charaa, laisser ses forces et ses supplétifs massacrer les alaouites, n’est-ce pas un moyen d’unir l’ensemble des sunnites syriens contre cet « ennemi intérieur » accusé d’avoir pleinement soutenu le régime meurtrier d’Assad ?

T. P. : Je ne pense pas qu’Al-Charaa ait délibérément encouragé les massacres. La désignation des alaouites comme boucs émissaires est une dynamique qui s’auto-alimente par le bas, avec le discours de prêcheurs radicaux et d’influenceurs sur les réseaux sociaux.

Si l’on observe la rhétorique officielle avant les massacres, les boucs émissaires ciblés par le pouvoir syrien étaient plutôt l’Iran et le Hezbollah.

Le vrai problème, c’est l’incapacité (au moins temporaire) d’Al-Charaa à discipliner ceux de ses partisans qui se sont rendus coupables d’exactions. Agir avec sévérité poserait des problèmes par rapport à la cohésion de ses propres forces. Alors qu’il ne dirigeait encore qu’une partie de la province d’Idlib, il était déjà critiqué par des radicaux issus de sa propre organisation en raison de compromis idéologiques jugés excessifs, comme l’autorisation de la réouverture d’églises chrétiennes. L’avenir, en l’occurrence la répétition ou la cessation de ces massacres, nous dira quel crédit il faut apporter à la promesse faite par Al-Charaa de rappeler à l’ordre les auteurs des faits.

Al-Charaa, qui a appelé à « préserver l’unité nationale et la paix civile », peut-il être en quelque sorte dépassé sur sa droite par plus radicaux que lui ?

T. P. : C’est tout à fait possible, et ce ne serait pas dans son intérêt car, pour le président syrien, les conséquences négatives potentielles des massacres sont réelles. Premièrement, ils pourraient entraver la levée des sanctions occidentales imposées au pays depuis 2011 alors que les efforts diplomatiques considérables déployés par Damas ces dernières semaines avaient abouti à progrès significatifs avec l’Union européenne dans ce dossier. Si de nouveaux massacres se produisent, un rétablissement des sanctions suspendues n’est pas à exclure.

Deuxièmement, les massacres peuvent renforcer, parmi les alaouites, le soutien populaire pour les combattants de l’ancien régime ; ceux-ci n’ont probablement aucune chance de l’emporter mais une insurrection endémique dans la région côtière immobiliserait durablement des forces armées dont le gouvernement a besoin pour affermir son autorité ailleurs dans le pays.

Troisièmement, les événements des 7 et 8 mars ont déjà conforté les partisans d’une ligne centrifuge, de type fédéraliste, parmi les Druzes de la province de Soueida, dans le sud.

Quel degré de menace l’Iran et le Hezbollah constituent-ils aujourd’hui pour le nouveau pouvoir syrien ?

T. P. : Les déclarations de l’Iran, du Hezbollah et de leurs relais médiatiques dans la région (notamment en Irak) contre le nouveau régime syrien ont pu laisser penser qu’ils apportaient un soutien actif aux insurgés alaouites. De son côté, Damas a un intérêt évident à affirmer que les insurgés alaouites bénéficient de soutiens extérieurs. Toutefois, il n’y a guère d’éléments tangibles à l’appui de cette hypothèse.

Au cours des derniers mois, les forces de sécurité syriennes ont affirmé avoir déjoué des tentatives de trafic d’armes à travers la frontière, mais celles-ci étaient transférées de la Syrie vers le Liban et non l’inverse. Des armes iraniennes ont également été saisies dans des villages alaouites, mais elles peuvent très bien avoir été livrées à la Syrie avant la chute d’Assad.

Pour le pouvoir iranien et le Hezbollah, soutenir les alaouites en Syrie peut s’avérer utile en termes de légitimité, mais c’est un combat d’arrière-garde sans grand intérêt stratégique. Le seul théâtre sur lequel l’implication du Hezbollah est avérée, ce sont les villages chiites frontaliers dont je vous ai parlé, parce que leurs combattants sont organiquement liés à la milice libanaise.

Y a-t-il d’autres forces extérieures qui soutiennent les alaouites de Syrie ?

T. P. : Il y a eu quelques manifestations d’alaouites en Turquie, mais il s’agit de la société civile, et pas de la position du gouvernement. Aujourd’hui, les alaouites sont seuls.

Quelles sont les autres menaces pour le régime ?

T. P. : Dans le sud de la Syrie, Israël occupe des territoires syriens, recrute des ouvriers syriens pour travailler dans le Golan et prétend vouloir protéger les Druzes. Mais le régime syrien ne peut rien faire face à Israël, parce que le rapport de force est écrasant en faveur de celui-ci.

Il y a aussi la question des Kurdes. Elle est prétendument réglée depuis l’accord qui a été signé la semaine dernière pour intégrer au sein de l’État les institutions autonomes kurdes du nord-est du pays. En réalité, cet accord est très flou, il n’y a pas grand-chose de concret dedans. La marge de manœuvre d’Al-Charaa vis-à-vis des Kurdes est très réduite puisque ceux-ci bénéficient, pour l’instant, de la protection des États-Unis. Il doit donc aborder ce dossier avec une extrême prudence.

Dans ces circonstances, peut-on imaginer un exode massif des alaouites de Syrie vers d’autres pays ?

T. P. : Ce n’est pas à exclure. Certains se sont déjà réfugiés au Liban. D’autres pourraient suivre, craignant une reprise des massacres.

Cette perspective vous paraît-elle crédible ?

T. P. : Il faut la prendre au sérieux. Je dirais même que le contexte actuel présente plusieurs signaux d’alerte propres à une situation pré-génocidaire : une communauté (les alaouites) largement perçue comme un ennemi intérieur ; un État faible, malgré les apparences, en raison de la transition en cours, de la multitude des groupes armés (loyalistes ou autonomistes) opérant sur le territoire national ; l’état de guerre de jure et, de plus en plus, de facto, qui prévaut avec Israël ; une sphère publique relativement ouverte où peuvent se répandre des discours de haine ; et une situation économique désastreuse. Cela ne veut pas dire qu’un génocide se produira mais que le risque est réel.

Le problème n’est-il pas avant tout que le nouveau régime considère les alaouites comme des hérétiques ?

T. P. : La question est surtout politique, car les considérations théologiques ne permettent pas de comprendre la diversité des relations entre Damas et chacune des différentes minorités religieuses. Pour des sunnites rigoristes comme ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui, les Druzes ou les ismaéliens ne sont pas significativement moins « hérétiques » que les alaouites. Or, les relations entre le régime et ces deux communautés religieuses se présentent de manière très différente.

Dans la province majoritairement druze de Soueïda, Damas essaie de coopter certaines factions locales, comme Ahrar Jabal al-Arab, pour faire pièce à des tendances centrifuges telles que celle que dirige le cheikh Hikmat Al-Hajari. Les ismaéliens, qui sont eux-mêmes une minorité vivant au milieu de régions à majorité alaouite, jouent un rôle clé de médiation entre le pouvoir central et les villages alaouites.

Par ailleurs, le chef spirituel des ismaéliens l’Aga Khan a récemment rencontré le ministre syrien des Affaires étrangères et promis à la Syrie une aide financière de 100 millions d’euros.

Quant aux chrétiens, certains ont été tués les 7 et 8 mars, mais l’écrasante majorité des civils tués par des combattants progouvernementaux étaient alaouites. Il ne semble pas y avoir eu d’attaques de grande ampleur contre les localités à majorité chrétienne.

Et dans ce contexte pratiquement pré-génocidaire, les réactions de la communauté internationale sont-elles à la hauteur ? A-t-on vraiment pris conscience de la gravité de la situation, que ce soit dans les pays européens ou dans les pays de la région qui soutiennent le régime de Damas ?

T. P. : Pour faire simple, les pays de la région sont obsédés par la stabilité de la Syrie et soutiennent sans réserve le régime de Damas. En Europe, on souffle le chaud et le froid en recevant le ministre syrien des affaires étrangères tout en menaçant, comme l’a fait le Quai d’Orsay, de ne pas accepter de nouvelles levées de sanctions sans garanties que les exactions ne resteront pas impunies.

Cette tactique de la carotte et du bâton me paraît raisonnable. Rétablir immédiatement les sanctions, comme le demandent certains, pourrait faire plus de tort que de bien. Si l’économie de la Syrie se dégrade encore davantage, si le régime se retrouve ostracisé, si la ligne pragmatique que cherche à incarner Al-Charaa est délégitimée, on assistera à la remontée de l’aile la plus radicale au sein du régime, ce qui n’est pas dans l’intérêt des alaouites.

Par ailleurs, dans le cas de la France, il est souhaitable de tenir envers Damas un discours de fermeté sur ce sujet, mais en observant une certaine discrétion et en évitant les effets de manche. Ce ne serait pas rendre service aux alaouites que de les étiqueter comme les protégés de l’ancienne puissance coloniale, qui a jadis tenté de démembrer la Syrie en créant un éphémère État des alaouites dans la région côtière. Leur stigmatisation n’en serait que renforcée. Certains appellent même au déploiement en Syrie d’une force de protection. Dans le contexte actuel, dominé par la menace russe, est-on prêt à renvoyer au Moyen-Orient un contingent militaire français qui serait perçu comme une force d’occupation par les nombreux sunnites des provinces côtières, et deviendrait probablement la cible d’une nouvelle insurrection armée ?


Propos recueillis par Grégory Rayko.The Conversation

Thomas Pierret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.