Sétif, 8 mai 1945 : l’Amérique subversive
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En Algérie, les Américains ont ils vraiment agi contre leur allié français ?
80 ans ont passé, mais l’explosion de violence qui caractérisa les émeutes du 8 mai 1945 à Sétif et dans le Constantinois ne cesse de nourrir la recherche historique quant aux causes qui la produisirent. Les avis divergent entre historiens. Les uns estiment que la famine motiva la révolte, tandis que d’autres, priorisant une approche politique, y voient le début de la guerre d’indépendance, à l’instar de l’historiographie algérienne qui dans sa Charte nationale du 16 janvier 1986 exhausse « ces journées mémorables » de mai comme des marqueurs de la lutte libératrice.
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Une analyse des archives des services d’intelligence américains révèle toutefois la part déterminante qu’ils prirent, depuis l’Opération Torch du 8 novembre 1942, dans l’émergence d’un nationalisme radical au sein de la communauté musulmane d’Algérie. À en juger par les sources qui sous-tendent l’écriture de leurs rapports d’enquête, un processus de manipulation s’engagea. Il est établi qu’il y eut des accointances avec les chefs indépendantistes, qu’on relayait leurs plaintes, donnant ainsi aux colonisés l’impression que l’Amérique les encourageait à défier l’autorité coloniale. Les émeutes n’eurent rien de spontané aux yeux des acteurs nationalistes, de l’entourage du gouverneur général et surtout du contre-espionnage français qui, depuis plusieurs mois, soupçonnait l’ami américain de comploter l’émancipation de la colonie.
« Les Européens d’Algérie sont comme les Blancs sudistes »
Le renseignement américain formait un entrelacs d’officines et de bureaux, aux contours mal définis, qui souvent se jalousaient, mais qui tous s’accordaient dans la critique de la société coloniale algérienne. Le message du président Franklin Roosevelt, diffusé à coup de tracts bilingues lors du débarquement allié, s’enrobait d’un narratif décolonial qui reflétait l’idéologie d’une Amérique vertueuse volant au secours des peuples opprimés.
Les rapports des agences s’inscrivaient dans la même veine. Celui rédigé en août 1944 par le major Rice, chef de la branche nord-africaine du JICANA1, assimilait les Européens d’Algérie aux Blancs sudistes de la guerre de Sécession :
« Les Européens ont exploité dans le passé les Indigènes. Ils sont devenus riches en profitant du travail à bon marché de ces derniers. Ils ont ignoré leurs besoins d’ordre social et leur évolution », expliquait-il d’un ton dogmatique.
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Archie Roosevelt, qui appartenait à la branche de la guerre psychologique2, réagissait de manière romantique, fasciné qu’il était par l’orientalisme. Ce petit-fils du président Théodore avait rencontré en juin 1943 à Alger le docteur Saleh Bendjelloul, un notable réformiste. Peu de jours après, il le revit à Constantine et se fit conduire à Sétif pour faire la connaissance du pharmacien Ferhat Abbas dans sa modeste arrière-boutique où, en présence d’une poignée de partisans, l’on parla du Manifeste algérien que l’intéressé nommait candidement « Ma Charte de l’Atlantique », en référence au texte sur la décolonisation signé en 1941 par Roosevelt et Churchill. Archie eut le coup de foudre. Sa hiérarchie éprouvait de la nausée à l’entendre toujours parler de « ses Arabes » dans ses dépêches. Sous la pression du général de Gaulle, il fut renvoyé en août 1943 à Washington.
Un système d’ingérence généralisée s’était créé, qui finissait par agacer même les tacticiens militaires, peu enclins, tant que l’Axe n’était point défait, à voir des troubles éclater sur leurs bases arrières algériennes. Aussi en décembre 1943, suite à de nouvelles plaintes françaises, le secrétaire d’État Edward Stettinius informa ses consulats nord-africains qu’il ne tolérerait plus aucune intervention dans les affaires intérieures de la France. L’interdiction s’imposait aux diplomates, mais pas aux agences qui gardaient leur liberté de nuisance et qui multipliaient d’ailleurs les contacts avec leurs indicateurs arabes dont elles entretenaient l’amitié avec des cigarettes, de la liqueur, des vêtements…
Les analystes de l’OSS3 à la manœuvre
À l’automne 1944, le départ progressif des troupes alliées vers l’Europe augurait d’une fin prochaine des hostilités, ce qui inquiéta les milieux nationalistes, lesquels s’imaginaient que l’Amérique les abandonnait et qu’elle ne leur servirait plus de bouclier en cas d’action coloniale punitive. Dans un tel contexte, les rumeurs d’insurrection s’intensifièrent. Mais c’est au bureau algérois de l’OSS que s’ébaucha la trame finale. Elle mit en scène un trio d’opérateurs : Stuart Kaiser responsable de la trésorerie, l’ornithologue Rudyard Bolton qui s’intéressait aux ressources minérales des colonies, et l’anthropologue Lloyd Cabot Briggs, en poste depuis octobre 1943 et qui, grâce à un réseau performant d’informateurs, connaissait, disait-il, « au moins dix fois mieux que les autorités françaises le mouvement nationaliste et cela dans des matières qui inévitablement devraient retenir tôt ou tard leur attention ».
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Justement, le 20 mars 1945, Briggs sollicita un renforcement de son rôle d’infiltration, notamment en Kabylie. Le 21 mars, il obtint un avis favorable. De plus, à partir du 1er mai, il pourrait agir officiellement partout au nom du gouvernement américain. La nouvelle fuita assurément. Car dans la soirée du 23 mars, Paul Alduy, directeur du cabinet politique du gouverneur Yves Chataigneau, vint demander des comptes au consul Edward Lawton sur « ces influences étrangères » qui minaient l’ordre colonial. « C’est absurde », répondit Lawton dont le malaise était perceptible. Il mentit délibérément dans son rapport du 24 mars au Département d’État, niant avoir un quelconque contrôle sur Briggs alors qu’en fait il le sollicitait fréquemment pour être informé du problème nationaliste. À la mi-avril, Rice tenta aussi de démythifier Briggs, en accusant le peuple algérien d’être trop naïf et de gober n’importe quoi. Rien n’y fit.
Les émeutes causèrent entre 1200 et 45000 morts selon les sources. En récompense de ses services, Briggs reçut la médaille américaine de la Liberté.
- JICANA : Joint Intelligence Collection Agency for North Africa
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- PWB : Psychological Warfare Branch
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- OSS : Office of Strategic Services
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