Elon Musk, ou les limites du « leader gourou »

Elon Musk voit son image de leader visionnaire fragilisée par la chute de Tesla et ses prises de position politiques. Un modèle de leadership charismatique aujourd’hui remis en question.

Mai 3, 2025 - 15:06
 0
Elon Musk, ou les limites du « leader gourou »

Considéré par ses partisans comme un visionnaire, Elon Musk incarne le modèle du « leader gourou ». Mais la chute des résultats de Tesla et ses prises de position controversées mettent en lumière les limites d’un leadership fondé sur le culte de la personnalité.


Certains leaders d’entreprises sont qualifiés de gourous tant la fascination qu’ils exercent sur leurs équipes et sur les clients qui achètent leurs produits est forte et semble presque irrationnelle. C’est aujourd’hui le cas d’Elon Musk, comme ce fut le cas avant lui de Steve Jobs, et l’étude comparée de ces deux exemples met en lumière l’ambivalence que peut recouvrir la notion de gourou en matière de leadership.

Les récents résultats de Tesla, qui a vu son chiffre d’affaires et son bénéfice net baisser respectivement de 9 % et de 71 % durant le premier trimestre 2025 (par rapport au premier trimestre 2024), rappellent aussi que la figure du leader gourou n’est pas sans danger pour ses entreprises.

Le gourou, une expression aux nombreuses ambiguïtés

Apparu en Inde, le terme de gourou fait originellement référence à un guide spirituel. Par analogie, il va prendre le sens de maître à penser dans le langage courant des sociétés occidentales. Si la notion possède, particulièrement en anglais, une dimension positive liée à la figure de l’expert, le terme peut également évoquer une influence et une emprise psychologique proches du culte de la personnalité et de la dérive sectaire.


Chaque samedi, un éclairage original et décalé (articles, quiz, vidéos…) pour mieux comprendre le monde qui nous entoure. Abonnez-vous gratuitement dès aujourd’hui !


Le monde de la tech a vu émerger plusieurs figures de leaders présentés comme des gourous. C’est le cas de Steve Jobs, le fondateur emblématique d’Apple, et d’Elon Musk, le créateur de Paypal ou SpaceX et la figure centrale de Tesla et de X. Spécialistes reconnus et respectés dans leurs domaines respectifs, ils ont su créer des produits innovants et des entreprises rentables en sortant des sentiers battus et en faisant évoluer les mentalités.

Jobs est parvenu à imposer des innovations et une esthétique qui ont rendu accessibles des produits technologiques devenus des vecteurs d’émancipation personnelle. Elon Musk possède un profil de « serial entrepreneur » capable de partager une vision futuriste de la société – de la conquête de Mars à l’intelligence artificielle, en passant par la voiture autonome.

Pour Jobs comme pour Musk, l’implication sans faille de leurs équipes et l’adhésion presque aveugle des utilisateurs à leurs produits ont fortement contribué à leurs succès. Mais la culture de leurs entreprises, fondée sur une exigence parfois excessive et centrée sur leur forte personnalité, s’est parfois révélée toxique pour leurs collaborateurs et dangereuse pour leurs organisations. En ce sens, leurs profils illustrent l’ambivalence et les ambiguïtés du « leader gourou ».

Leadership autoritaire et leadership charismatique

Les recherches en management donnent parfois l’impression que les différents types de leadership sont des catégories cloisonnées et étanches entre elles. En réalité, les pratiques des leaders se retrouvent toujours au croisement de plusieurs formes. C’est notamment le cas des « leaders gourous » qui mélangent, de manière excessive, les caractéristiques des leaderships autoritaire et charismatique.

Jobs et Musk sont ainsi réputés pour leur management dur et brutal, ne laissant aucune place aux contre-pouvoirs. Jobs était célèbre pour sa capacité à licencier les personnes qui ne respectaient pas le niveau d’exigence qu’il imposait à ses équipes. Pour Mike Murray, un de ses anciens employés chez Apple, Jobs ne connaissait pas

« les limites que la plupart d’entre nous fixons à nous-mêmes et […] ne respectait aucune réglementation ».

De son côté, Musk n’a pas hésité à licencier près de 80 % des équipes de X à la suite de son rachat.

Pour le chercheur Kurt Lewin, le leadership autoritaire se caractérise par une « démarcation claire entre le leader et les subordonnés, avec peu de contributions ou de retours de ces derniers ». En dépit d’une capacité à aller chercher les meilleurs et à leur déléguer des missions spécifiques, Jobs et Musk exercent ainsi un contrôle absolu sur les décisions finales de leurs équipes et les orientations de leurs organisations.

Jobs et Musk sont aussi reconnus pour leur leadership charismatique. Pour Max Weber, le leader charismatique est « doué de forces ou de caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie quotidienne ». Deux chercheurs de l’Université de Warwick ont montré que le charisme de Jobs était basé sur son art de la rhétorique, qu’il exerçait notamment lors de keynotes portées par son sens de la mise en scène, sa maîtrise du langage corporel et son esthétique minimaliste symbolisée par ses célèbres cols roulés noirs. À une autre époque, le charisme d’Elon Musk s’est appuyé sur son usage des réseaux sociaux et sa capacité à proposer une vision futuriste dans une période de turbulences environnementales, économiques et géopolitiques fortement anxiogènes.

Le risque de l’échec et de la perte du contrôle

Pourtant, si les profils de Jobs et Musk se rejoignent dans la figure du leader gourou, les difficultés rencontrées actuellement par Elon Musk dessinent des différences notables. Dans son ouvrage le Mythe de l’entrepreneur (2023), le chercheur Anthony Galluzzo souligne l’importance du storytelling dans la construction de l’image associée à ce type de leader. Il montre, par exemple, que Steve Jobs et Steve Wozniak avaient fait, sous l’impulsion du communiquant Regis McKenna, la tournée des rédactions à New York pour asseoir le récit de deux garçons révolutionnant la société moderne en bidouillant dans un garage. Jobs a su s’inspirer de cette expérience.

À la suite du succès de son retour chez Apple en 1997, il est ainsi parvenu à magnifier l’histoire de son renvoi et donner l’impression que les mauvais résultats de l’époque ne lui étaient pas imputables. En reprenant le contrôle de son récit entrepreneurial, il a pu restaurer l’image d’un leader gourou visionnaire et performant.

En se positionnant en faveur de Donald Trump et en s’engageant à ses côtés lors de sa campagne, puis à la tête du Department of Government Efficiency (DOGE, département de l’efficacité gouvernementale, en français) Musk a pris le risque de cliver et de perdre le contrôle d’un récit jusqu’alors maîtrisé. Alors que la figure du gourou est associée à une expertise dans un domaine bien spécifique, comme ce fut le cas pour Jobs et la tech, l’implication de Musk en politique met désormais en danger les résultats de ses entreprises.

Malgré la modernisation de sa gamme, Tesla enregistre par exemple, depuis début 2025, une baisse de 44 % de ses immatriculations en France et cette baisse est largement portée par le rejet de sa personne et de son rôle politique. Cette situation soulève aussi des questions sur ses propres capacités alors qu’il admet lui-même que le DOGE n’a pas atteint ses objectifs. À tel point que des rumeurs affirmant que Tesla se chercherait un nouveau leader ont été reprises par le Wall Street Journal.

Elon Musk peut-il dès lors reconstruire une image de leader gourou visionnaire et garant du succès de ses entreprises comme avait réussi à le faire Steve Jobs après son éviction ? La réponse à cette question dépendra en partie de sa capacité à se recentrer sur son rôle d’entrepreneur et à proposer des innovations technologiques majeures réaffirmant une vision novatrice et tournée vers l’avenir.The Conversation

Olivier Guyottot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.