Sans crier gare
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Destins en transit
Ils en sont aux banalités essentielles. De celles dont un couple, fût-il embryonnaire, ne saurait faire l’économie.
– Mon amour, mon unique, comment ai-je pu vivre sans toi jusqu’ici ?
– Et toi, tu es celle que j’ai toujours attendue. Ma vie, ma colombe, je rêve de toi chaque nuit. J’en peux plus. J’te kiffe grave, comme ils disent dans les quartiers.
Quelques phrases moins éthérées, plus suggestives. Pseudopodes avancés, prêts à la rétractation. Juste pour provoquer le désir. Pimenter un peu le romantisme.
Une heure et demie qu’ils parlent, dialogue entrecoupé de silences, de soupirs fébriles, d’éclats de rire nerveux.
– Raccroche.
– Non, toi d’abord. Alors on compte jusqu’à cinq et on raccroche en même temps.
Elle, sur le quai de la gare Champagne-Ardenne où elle erre, portable collé à l’oreille. Venue en taxi depuis Reims au prétexte d’un entretien d’embauche. Jolie brunette de dix-huit ans, tout juste nantie d’un BEP de comptabilité. En quête du grand amour, va sans dire.
Lui, déjà dans ses vingt ans. Grand, mince, plutôt beau gosse, tout le monde en convient. Cela lui a valu quelques aventures, mais sans lendemain. Locataire d’un studio minuscule à deux pas de Montparnasse où il a débarqué il y a deux ans de sa Bretagne natale, après des études d’histoire tôt interrompues. Photographe en liberté comme il aime à se définir depuis que le patron qui l’employait pour immortaliser baptêmes, mariages et communions a mis la clé sous la porte.
Maudits numériques. Tout un chacun sait manier Photoshop, la profession en pâtit. En plus, la foi bat de l’aile, les rites aussi, on se marie de moins en moins, et sans flonflons, tout ce qui pouvait justifier le recours à un professionnel de la pellicule. Ni fleurs ni couronnes. De quoi saper le moral quand on y réfléchit. Voilà pourquoi il y réfléchit rarement.
– Ce train, il en met du temps à arriver! J’en peux plus! Trop envie d’être dans tes bras! Ô mon chéri, mon Joël, si tu savais comme il me tarde de te voir en vrai ! Tu sais, ta photo, dans mon porte-cartes, eh bien, je la regarde toutes les cinq minutes. C’est bête, hein ? Mais ça ne remplace pas le contact direct, bien sûr. En tout cas, je te reconnaîtrai. Et toi ? Tu me reconnaîtras ? Dis-moi que tu m’aimes, j’ai besoin de l’entendre.
– Oui, je t’aime, ma chérie. De plus en plus. Impatient, je le suis autant que toi. Un secret que je ne t’ai jamais livré : eh bien j’ai placé ta photo en fond d’écran. Sur l’ordi et sur le portable. J’ai toujours l’impression que c’est à moi que tu souris. Mais tu as raison, rien ne vaut la réalité…
Ils se sont rencontrés il y a trois mois sur Internet. Ont très vite échangé leurs images respectives avant même de s’informer sur leurs goûts, leurs idées, leurs croyances.
Primum videre. Elle a longtemps hésité sur le choix de sa photo, en maillot de bain topless ou en jean et tee-shirt, déhanchée, le regard dans le vague.
A opté pour la seconde tenue, moins provocante sinon moins expressive.
L’autre, ce sera pour plus tard.
Quant à lui, il a choisi la photo où il ressemble vaguement à Brad Pitt. Il lui a adjoint quelques vers romantiques trouvés sur la toile, je suis le ténébreux…Un test. Devant le peu d’effet produit, il a renoncé à jouer les intellos pour rester lui-même, amateur de foot et de moto. Il en a éprouvé soulagement.
Plus facile, plus crédible. Mieux adapté à une interlocutrice qui n’a gardé de ses études de français qu’un souvenir d’ennui profond. Plus portée sur les magazines people et The Voice, ignorant que les gens de son âge pussent avoir d’autres centres d’intérêt. L’un et l’autre, en somme, purs produits de leur génération. Insoucieux d’un arrière-monde que nul micro, nulle caméra ne sauraient capter.
Envi te voir. Jt’m
Un SMS vient de s’afficher sur le mobile, annoncé par les premières mesures de Star Trek.
Il viendra s’ajouter à tous ceux qu’elle conserve pieusement.
Joël est décidément craquant. Avec lui, pas de prise de tête. Ainsi l’a-t-elle campé pour ses copines.
Katia – Catherine pour l’état civil, après un détour par Cathy, désormais trop daté – Katia, donc, entreprend de répondre. La réflexion plisse son front. Elle se décide finalement pour l’expression la plus lapidaire et qui dit tout :
Moi aussi.
C’est un peu sec. Mieux vaut lui téléphoner.
– Chéri, tu as reçu mon texto ?
J’suis toujours sur le quai… Ouais, c’est long, je sais. Moi aussi j’ai envie d’être dans tes bras. Oui
(Rire nerveux) Oh non, écoute, tu exagères ! Tu me fais rougir !
Voix nasillarde dans le haut-parleur.
– Joël chéri, la tuile ! Mon train a du retard. Plus d’une demi-heure…
T’es où ? Dans la rue ? Je t’entends mal. Tu es déçu ? Moi aussi, tu t’en doutes…Ouais, mon amour à moi. Promis. Je te fais signe dès que…
Envie de boire un café, de manger un croissant. Elle est partie presque à jeun, l’estomac noué, après une nuit blanche passée à imaginer leur rencontre, ses prolongements. Difficile, en telle occurrence, de brider l’imagination d’une jeune fille dont l’expérience se borne aux séries télévisées dont elle et ses amies se repaissent.
Providentiel, finalement, ce retard.
Elle sera au buffet en deux minutes.
Allons bon, la sonnerie du portable.
– Katia chérie, je voulais te dire que je t’aime. C’est un scoop !
Quel humour ! Elle en rit encore.
Jamais croissant ne fut aussi délicieux, café plus délectable. Elle revit. L’avenir est rose bonbon. Le bar est vide. Elle a fermé les yeux, se love sur la banquette de moleskine. Joël la couvre de baisers.
Un bruit d’enfer. Le TGV entre en gare. Réveillée en sursaut, Katia se dresse, saisit son bagage. Se baisse pour ramasser en hâte le téléphone qu’elle a, par mégarde, projeté d’un coup de coude à quelques mètres. Juste le temps de s’engouffrer dans le dernier wagon. Ouf ! Il s’en est fallu d’un rien.
Chercher sa place, mais d’abord reprendre ses esprits. Avant tout, informer Joël que ça y est, elle est enfin en chemin vers lui. Elle respire longuement, encore hors d’haleine. Se saisit du portable qu’elle a tenu durant sa course dans son poing crispé, prolongement d’elle-même, organe vital. Son autre cœur, dépositaire de ses sentiments et de ses secrets.
Une large fêlure en zèbre l’écran.
Aucune tonalité. La chute a été fatale.
En une fraction de seconde, elle vient de plonger dans l’abîme. La réalité l’assaille. Non seulement elle ignore le patronyme de Joël, mais aussi son adresse. Ce qui les relie tient à un code de messagerie et à un numéro de téléphone répertoriés dans ses contacts et dont sa mémoire, sa vraie mémoire à elle, Katia, a perdu jusqu’au souvenir.
Elle s’effondre.
A l’arrivée en gare de l’Est, un contrôleur la trouvera prostrée.
Entre deux sanglots, elle lui contera son histoire. Comme il a bon cœur et qu’elle n’est pas mal roulée, il lorgnera en douce son décolleté, lui offrira un verre et des paroles de consolation.
Joël, lui, a multiplié SMS et messages vocaux. En vain, et pour cause. Un peu inquiet, il a pressé l’allure, s’est trouvé sur le quai largement à l’avance. A fait les cent pas. Consulté le panneau d’arrivée, surpris de n’en voir annoncé aucun qui répondît à son attente.
Deux heures durant, il a erré, quelque peu hagard, passant en revue tous les terminaux.
Résigné, il tourne enfin les talons, interrogeant avec frénésie sa messagerie désespérément muette, se retournant tous les dix pas en quête d’on ne sait quel miracle. Furieux enfin. Convaincu d’avoir été berné.
Il se jure in petto de renoncer à Internet, à ses pompes et à ses œuvres.
Ultime détail, en guise de moralité.
Ou de consolation : ils ne devaient jamais se rencontrer. Ainsi en avait décidé le Destin. Joël attendait gare Montparnasse tant il était évident pour lui qu’on ne saurait arriver à Paris par un autre accès.
Katia, elle, débarquait gare de l’Est. Elle avait omis de l’en informer.
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