Quand la mouche déploie ses ailes
La mouche déploie ses ailes très rapidement à la sortie de son cocon. Mais comment fait-elle ?


La vie des insectes est ponctuée par des phases de transformation impressionnantes, au cours desquelles leurs corps subissent des métamorphoses spectaculaires : de la larve à la nymphe protégée dans son cocon, jusqu’à l’insecte adulte.
Lors de la transformation finale, l’insecte émerge de sa nymphe et déploie ses ailes en seulement quelques minutes. À partir d’une structure compacte et pliée, semblable à un origami, les ailes s’étendent pour devenir des surfaces rigides et fonctionnelles, prêtes pour le vol, qui permettront à la mouche adulte d’échapper aux prédateurs, de rechercher de la nourriture et de se reproduire.
Ce déploiement se fait par une augmentation de la pression sanguine dans des ailes — un mécanisme que nous sommes désormais en mesure d’imager et d’étudier avec une précision sans précédent, comme nous l’avons rapporté récemment dans Nature Communications. Ces recherches éclairent la mécanique des structures souples capables de changer de forme — elles ouvrent ainsi de nouvelles perspectives pour des applications dans les structures déployables, utilisées aussi bien en aérospatiale qu’en chirurgie mini-invasive et en robotique flexible.
Les ailes se forment lentement et se déploient d’un coup
Aux stades larvaire et nymphal, les ailes se forment progressivement grâce à des processus de divisions cellulaires, d’élongation et de réarrangement de tissus. Ces étapes relativement longues s’étendent sur une dizaine de jours chez la drosophile, petite mouche du vinaigre et modèle privilégié des biologistes. Puis, en seulement quelques minutes, la mouche adulte déploie ses ailes.
Cette métamorphose spectaculaire intrigue les scientifiques depuis des siècles. Au XVIIIe siècle, le naturaliste français René-Antoine Ferchault de Réaumur observait que, durant cette phase d’expansion, « l’insecte boit l’air pour s’en bien remplir le corps ».
Un siècle plus tard, Georges Jousset de Bellesme observa, en piquant délicatement une aile de libellule en déploiement avec une aiguille fine, que celles-ci étaient en réalité remplies de liquide, et non d’air, pendant leur déploiement.
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Imager l’expansion des ailes
On sait aujourd’hui que pour générer cette pression de liquide dans les ailes, l’insecte active un ensemble de muscles situés à la base de la trompe, habituellement impliqués chez la mouche adulte dans l’ingestion de nourriture — Réaumur avait raison.
Ces muscles lui permettent d’avaler de l’air, ce qui gonfle son intestin comme un ballon. Simultanément, la contraction des muscles abdominaux réduit le volume de l’abdomen, augmentant ainsi efficacement la pression sanguine. Celle-ci atteint progressivement quelques kilopascals, environ un quart de la pression artérielle chez un humain adulte, et génère un flux sanguin dans la structure de l’aile — de Bellesme aussi était sur la bonne piste.
Dans notre étude, nous avons mesuré l’augmentation de pression du sang chez l’insecte à l’aide d’une sonde reliée à un capillaire en verre inséré dans son abdomen.
De plus, en injectant des traceurs fluorescents dans le sang de l’insecte, nous avons pu visualiser le flux de sang dans l’aile. De façon surprenante, nous avons observé que lors de cette phase de dépliement de l’aile, le sang se diffuse dans l’ensemble de l’aile — ceci contraste avec le reste de la vie de la mouche adulte, où le sang reste confiné aux veines qui parcourent les ailes.
Des ailes comme un matelas gonflable
Pour mieux comprendre où va le sang précisément lors du dépliement, nous avons imagé les ailes par microtomographie aux rayons X. Cette technique permet de reconstruire en trois dimensions la structure interne de l’aile à partir d’un grand nombre de radiographies. Nous avons ainsi montré que l’aile est constituée de deux fines plaques séparées par des piliers espacés, se pressurisant comme un matelas gonflable. Contrairement aux structures artificielles, la surface de l’aile s’étire au cours du dépliement.
À une échelle plus fine, des observations au microscope électronique révèlent que chaque plaque est composée d’une monocouche de cellules recouvertes d’une fine couche rigide initialement plissée : la cuticule.
En observant le déploiement des ailes chez des mutants dont les contours cellulaires sont visibles grâce à un marquage fluorescent, nous avons découvert que les cellules s’étirent pendant l’expansion tandis que la fine couche se déplisse, mais sans s’étirer davantage, fixant ainsi la forme finale de l’aile. Une fois l’aile entièrement déployée, les cellules meurent et sont aspirées hors de l’aile, tandis que la fine couche se rigidifie, ce qui permet à l’aile de garder sa forme chez l’adulte.
Ainsi, nous avons montré que le déploiement des ailes de drosophile est un processus hiérarchique à deux échelles : un dépliage macroscopique à l’échelle de l’organe et un déplissage microscopique à l’échelle du tissu.
Un point de fonctionnement pour déployer sans effort
Le déplissage engendre également une propriété mécanique intéressante. Lorsqu’on tire sur l’aile, la force n’augmente pas de manière linéaire, comme ce serait le cas pour un ressort. Au début, c’est surtout les cellules qui résistent tandis que la fine couche plissée joue un rôle très faible. Mais au fur et à mesure que cette couche se déplisse puis s’étire, elle commence à participer ce qui se traduit par une augmentation rapide de la rigidité globale du tissu.
Nous avons montré que cette propriété mécanique, combinée à la géométrie de la structure de l’aile, constitue une configuration efficace pour le déploiement — appelée « point de fonctionnement » — où une faible augmentation de la surpression exercée par la mouche entraîne une augmentation significative de la taille de l’aile. L’insecte exploite naturellement cette configuration pour déployer largement son aile dans le plan, sans avoir à générer de grandes variations de pression.
Dynamique de déploiement
Ainsi, l’essentiel du déploiement se produit pour une pression constante, maintenue par la pression sanguine de la mouche. Nous avons ensuite étudié les facteurs limitant la vitesse de ce déploiement.
Pour le savoir, nous avons déformé l’aile à des vitesses croissantes. Ce que nous avons observé, c’est que l’aile apparaît plus rigide à mesure que la vitesse augmente, ce qui montre que sa réponse est « viscoélastique ». Cela signifie que l’aile peut s’étirer comme un matériau élastique, mais à grande vitesse, elle se comporte aussi comme un matériau visqueux, offrant une résistance à la déformation et ralentissant le mouvement. Cette viscosité interne nous permet de prédire la vitesse du déploiement et de mieux comprendre la dynamique du processus.
Les changements de forme par actionnement hydraulique sont fréquents dans le règne végétal, comme on peut le constater lorsqu’on arrose une plante desséchée. Cependant, ces mécanismes restent encore peu explorés chez les animaux. Les insectes présentent une diversité remarquable de formes et d’échelles de taille d’ailes. Dans notre laboratoire, nous explorons actuellement une question ouverte : dans quelle mesure les mécanismes mis en évidence chez la mouche sont-ils génériques et applicables à d’autres ordres d’insectes ? Chez la drosophile, certains aspects du processus de déploiement restent encore à éclaircir, notamment les mécanismes garantissant l’irréversibilité du processus (la forme de l’aile est fixée : celle-ci ne se replie pas après déploiement), ainsi que ceux garantissant la planitude finale de l’aile.
Joel Marthelot a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche, de la Fondation pour la Recherche Médicale et du CNRS.
Simon Hadjaje a reçu des financements de la Fondation pour la Recherche Médicale (FRM Fin de Thèse, FDT FDT202304016556).