Pour mieux communiquer la science, commençons par bien choisir nos mots
Dans les travaux et documents relatifs à la diffusion des connaissances scientifiques, chercheurs, organisations et bailleurs de fonds multiplient les néologismes, ce qui a des effets délétères.

L’urgence de mieux communiquer la science, que ce soit au grand public ou aux gouvernements, est exacerbée par les crises globales, climatiques ou sanitaires.
Cependant, au lieu de s’appuyer sur les meilleures pratiques et la recherche en la matière, les spécialistes et les bailleurs de fonds semblent se perdre dans une myriade de termes pour désigner ces efforts, ce qui mine la compréhension, la collaboration et l’avancement de la recherche dans ce domaine.
La recherche sur les initiatives visant une meilleure utilisation des connaissances scientifiques pour éclairer les pratiques professionnelles (enseignement, santé, action sociale, etc.), les prises de décisions politiques et les actions publiques est un domaine en pleine émergence. Comment tenir compte des recherches sur la manière dont il faut (ou pas) confiner une population dans le contexte d’une épidémie ? Quels processus organiser pour changer un curriculum d’enseignement du sport à l’école primaire ? Quelles connaissances mobiliser pour préparer les équipes de secours à l’arrivée d’un cyclone ?
Déjà, au début des années 1990, à l’époque où les banques de données en ligne n’existaient pas encore, on pouvait retracer dans les écrits scientifiques plus de 10 000 titres portant sur le concept de « transfert de connaissances », au cœur des processus pour répondre aux trois exemples précédents.
Aujourd’hui, une simple recherche sur Google avec les termes combinés « knowledge transfer » génère plus de 25 millions de pages, et on accède à près de 2 millions de pages avec la même combinaison de termes en français. Comme c’est généralement le cas, l’effervescence liée au développement d’une nouvelle discipline comporte son lot de questionnements, d’incertitudes et de contradictions.
Mais alors que l’intérêt pour l’utilisation de la science croît à une vitesse vertigineuse, plutôt que de nous rapprocher d’un consensus sur les termes à employer, nous assistons à une pléthore de néologismes de sens (emploi d’un mot qui appartient déjà à la langue, mais dans un sens nouveau) où chacun cherche certainement à marquer son territoire.
Dès lors, trop souvent, on ne sait pas très bien de quoi il est question. Or la recherche en sciences sociales a montré depuis longtemps l’importance de clarifier les termes, le sens et le référent des concepts que nous employons : la précision des « contenants sémantiques » est essentielle.
Créer des néologismes pour qualifier les mêmes approches axées sur l’utilisation de la science : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
En 2006, une étude publiée par Graham et ses collègues auprès d’organismes de financement de la recherche dans 12 pays a identifié 29 termes différents pour parler du concept de la « recherche à l’action », ou comment un résultat de recherche peut mener à un changement. Mais un même terme était parfois utilisé pour parler de choses différentes et deux termes pour parler de la même chose.
Quatre ans plus tard, McKibbon et ses collègues (2010) ont recensé plus de 100 termes pour décrire le concept de transfert et d’application des connaissances, ce qui les a conduits à qualifier ce domaine de véritable tour de Babel. Ils concluent que « d’une discipline à l’autre, l’utilisation d’une multitude de termes crée des barrières à la communication et ralentit les progrès en matière d’utilisation des résultats de recherche ». En effet, on peut difficilement s’appuyer sur une organisation qui vise à favoriser l’utilisation de la science si on ne sait pas très bien ce que fait cette organisation et à quoi elle pourrait nous être utile. Comme pour le domaine de l’évaluation et des approches paradigmatiques, nous faisons face à un véritable capharnaüm.
Deux ans plus tard, Shaxson et ses collègues proposent une solution pour aplanir ces obstacles à la communication. Ils suggèrent le terme « K* » pour parler du transfert (le K signifiant « connaissance », en anglais « knowledge »). Leur rapport intitulé « Expanding our understanding of K* (KT, KTT, KE, KMb, KB, KM, etc.) » (ces sigles désignant en anglais respectivement knowledge translation and transfer, knowledge exchange, knowledge mobilisation, knowledge brokering et knowledge management) souligne que ces termes sont largement utilisés mais que chacun décrit des fonctions qui sont toutes systématiquement liées les unes aux autres, à l’image de leur représentation graphique.
À cette époque, la Fondation canadienne de recherche sur les services de santé (FCRSS) utilise les termes « transfert et partage des connaissances » ; les fonds de recherche québécois (FRQ) qui s’intéressent à tous les domaines emploient « transfert et valorisation des connaissances » ; le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) « mobilisation des connaissances » ; et les instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) « application des connaissances » en français, mais « knowledge translation » en anglais, confirmant les défis de la traduction francophone.
En France, si l’anthropologie des connaissances et la recherche sur les pratiques scientifiques sont anciennes – il suffit de penser aux célèbres travaux de Callon et Latour, mais aussi à ceux de Bourdieu, c’est surtout le terme « sciences et sociétés » qui est mis en avant par les financeurs de la recherche. Mais la confusion perdure, car cela évoque plus souvent la recherche participative ou la vulgarisation scientifique que l’influence des connaissances scientifiques pour améliorer les pratiques et la prise de décision.
Si ce dernier objectif n’est pas ignoré de la loi de programmation de la recherche (2021-2030), il ne bénéficie que de très peu de financements, à l’image des subventions de l’Agence nationale de recherche (ANR) ou de l’ANRS Maladies infectieuses émergentes, qui ne s’intéressent guère à cette question pourtant fondamentale. L’ANR n’est pas encore arrivée à atteindre 1 % de ses financements consacrés à la « société de la connaissance », pour reprendre le titre d’un rapport remis en 2017 qui demandait que cette question soit « prise au sérieux ». À l’époque, les auteurs du rapport réclamaient aussi le besoin de disposer d’un langage commun, tant il était difficile de s’y retrouver au sein de la variété d’initiatives isolées et de concepts diffus.
Dans les universités françaises, le Code de l’éducation a précisé en 2020 que les enseignants-chercheurs avaient notamment comme mission le « transfert des connaissances et leur utilisation », mais on comprend qu’il s’agit plus de transmission du savoir dans un contexte pédagogique que d’un soutien aux prises de décisions.
Quant au Code de la recherche, il évoque la « valorisation des résultats de recherche au service de la société » en suggérant l’expertise et l’appui aux politiques publiques comme stratégies. Il est cependant clairement indiqué que la recherche publique a pour objectif, notamment, la « valorisation des résultats de la recherche au service de la société », ainsi que le partage et la diffusion des connaissances.
Le terme de « transfert » est surtout convoqué pour le transfert des technologies (vision libérale de la recherche), mais il est précisé que le personnel de recherche a pour mission, à l’instar de ses collègues universitaires, le transfert et l’application des connaissances. Le Code précise que le CNRS dispose de la possibilité de créer des commissions interdisciplinaires, notamment sur le « transfert des connaissances », ce qui semble avoir été concrétisé par la commission « sciences en société ». Mais elle n’est utilisée que pour recruter et suivre la carrière des chercheurs du CNRS et donc pas pour le transfert des connaissances. Les défis sémantiques perdurent donc aussi en France et ailleurs dans la francophonie.
Plus de cohérence pour limiter les angles morts
Aujourd’hui, la plupart des organismes de financement de la recherche au Canada ont opté pour les termes « mobilisation des connaissances », concept utilisé quasi exclusivement au Canada et au Royaume-Uni. Les instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) s’y sont également ralliés, eux qui avaient pourtant fait en sorte que leur appellation « knowledge translation » devienne le favori dans le domaine de la santé. Mais au Canada, au Royaume-Uni et ailleurs dans le monde, on continue d’assister à une prolifération de néologismes créés apparemment pour affirmer sa spécificité.
Dans le monde francophone par exemple, on voit encore apparaître des néologismes tels que : médiatisation de la science, conseil scientifique, diplomatie scientifique, organisme frontière, médiation scientifique, transfert de savoirs et bien d’autres. Mais, dans tous ces cas, il est bien toujours question du concept initié par Graham en 2006 de « recherche vers l’action » qui cible parfois les politiques, les pratiques, la prise de décision ou encore la population.
Pourtant, comme McKibbon et ses collègues le notaient, il y a 15 ans déjà, la prolifération des néologismes constitue une importante barrière à la communication. Et nous ajouterons qu’elle nuit également à l’avancement des connaissances pour les chercheurs qui étudient le transfert et l’utilisation des connaissances. En France, les études sur les défis de l’usage de la recherche pour éclairer les prises de décisions sont rares, et la pandémie de Covid-19 a bien montré combien le manque d’interdisciplinarité et d’implication de la société avait été néfaste.
La recherche sur la « mobilisation des connaissances » produite au Canada et au Royaume-Uni, pourtant dans le peloton de tête du domaine, est trop souvent exclue des travaux de recherche menés ailleurs dans le monde. De fait, un examen systématique des revues sur les stratégies efficaces pour favoriser l’utilisation de la science montre que, dans la grande majorité des cas, plusieurs termes inclus dans la stratégie de recherche documentaire sont ignorés. C’est le cas notamment pour les termes « mobilisation des connaissances » et « courtage de connaissances » qui, malgré la quantité d’études produites utilisant ces termes, sont absents de sept recensions systématiques publiées depuis 2018.
Pourtant, le courtage de connaissances, pour ne prendre que cet exemple, est certainement une stratégie d’avenir, à mieux comprendre et surtout à mieux déployer dans nos organisations francophones, comme des exemples au Burkina Faso, en France et au Québec le montrent bien. Mais certaines personnes résistent encore et pensent que les équipes de recherche seraient les mieux outillées pour ces activités alors qu’elles n’en ont ni les habiletés ni la formation.
Ainsi, nous pensons que la recherche sur l’utilisation de la science est mûre pour s’attaquer à ce manque de cohérence qui constitue un frein important à l’évolution de cette discipline en multipliant inutilement les angles morts. Un financement concerté et adéquat semble difficile tant qu’un flou sur le domaine persiste. Pour ce faire, un effort de clarté et peut-être même de simplicité serait à entreprendre, à l’exemple des pratiques de la Commission mondiale sur les données probantes, qui intègre dans ses rapports différents secteurs d’actions, niveaux d’utilisation de la science et publics concernés sans faire preuve d’une créativité qui rend trop souvent obscurs les termes employés.
D’ailleurs, les recommandations de la commission, comme celle d’harmoniser les efforts et de réduire le gaspillage en recherche à l’échelle internationale, s’appliquent certainement à ce que l’on sait et ce que l’on doit encore apprendre de l’utilisation de la science. Nous gagnerions à toujours préciser quelles sont les connaissances dont nous parlons, quelles sont exactement les stratégies que nous décrivons, et en quoi nos actions ou nos recherches s’appuient sur ce qui se fait déjà en la matière – l’engouement pour la recherche sur l’utilisation de la science ne pouvant pas servir d’excuse pour effacer les balises d’un champ en pleine expansion.
Alors que l’échec des mécanismes d’utilisation de la science par les gouvernements a récemment été dénoncé par près de 400 spécialistes à l’échelle mondiale, s’entendre sur les concepts constitue ainsi une partie de la solution pour profiter pleinement de cette effervescence à célébrer et pour déployer des interventions efficaces ancrées dans la collaboration.
Valery Ridde a reçu des financements de l'ANR, de la FRM, de l'INSERM, Enabel, OMS, Banque Mondiale.
Aurelie Hot a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC) et de l'Initiative (Expertise France).
Christian Dagenais a reçu des financements du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC), des Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), de l'ARN, de l'OMS et de l'Initiative (Expertise France).