Peer Gynt, une formidable aventure

L’œuvre d’Ibsen mise en musique par Grieg est magistralement interprétée au théâtre du Châtelet. Sous la houlette d’Olivier Py, des comédiens-chanteurs-danseurs hors du commun se livrent à une prestation merveilleuse. Une épopée menée à un rythme d’enfer dans une mise en scène époustouflante : c’est Peer Gynt, qui est à l’affiche du Théâtre du Châtelet. Montée […] L’article Peer Gynt, une formidable aventure est apparu en premier sur Causeur.

Mar 11, 2025 - 14:31
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Peer Gynt, une formidable aventure

L’œuvre d’Ibsen mise en musique par Grieg est magistralement interprétée au théâtre du Châtelet. Sous la houlette d’Olivier Py, des comédiens-chanteurs-danseurs hors du commun se livrent à une prestation merveilleuse.


Une épopée menée à un rythme d’enfer dans une mise en scène époustouflante : c’est Peer Gynt, qui est à l’affiche du Théâtre du Châtelet. Montée dans des décors et des costumes (Pierre-André Weitz) d’une sévérité toute protestante pour les séquences norvégiennes, mais d’une fantaisie débridée dès que l’on glisse dans le monde des trolls ou vers d’exotiques lointains; chorégraphiée avec une vitalité réjouissante, colorée d’un humour malicieux (Ivo Bauchiero), cette réalisation enthousiasmante d’Olivier Py ranime avec bonheur la musique de scène composée en 1874 par Edward Grieg pour accompagner le texte d’Henrik Ibsen, laquelle musique est parfaitement exécutée par l’Orchestre de chambre de Paris sous la direction d’Anu Tali.

De superbes acteurs-danseurs-chanteurs

Avant même d’évoquer le spectacle, ce sont ses interprètes qu’il faut absolument honorer. Tous manifestent des qualités remarquables. Ils ne sont que quatorze pour figurer quelque 70 personnages. Et cette multiplication de rôles successifs pour chacun d’entre eux relèverait à elle seule d’une singulière performance. Mais c’est surtout leur engagement, l’énergie folle qu’ils dépensent, le talent qu’ils déploient qui sont ébouriffants. Ils se lancent dans la bataille, jouent, chantent, dansent, cabriolent dans un flux d’énergie inextinguible. À chacun il faudrait accoler des qualificatifs louangeurs tant ils confèrent à leurs personnages une présence, un humour, une ardeur qui font des multiples tableaux de l’épopée des moments qui sont de purs régals.

Ici, trois filles en chemise blanches (Clémentine Bourgoin, Justine Lebas, Lucie Peramaure), si jolies, si mutines, si astucieuses, si candidement dépravées, figurent dans l’une des scènes les plus réjouissantes du spectacle. Là, le tonitruant roi des trolls de Damian Bigourdan se retrouve incarnant également le maléfique Grand Courbe. Lequel apparaît encore sous la silhouette terrifiante de Pierre-Antoine Brunet. Là encore la blondeur préraphaélite de la Solveig de Raquel Camarinha illumine la scène. Pour ne rien dire des étonnantes interventions de Marc Labonnette ou de Sévag Tachdjian, d’Emilien Diard, Pierre Lebon ou Hugo Thery. Toute la troupe enfin est lancée dans l’inquiétante bacchanale des trolls, enfiévrée, dévastatrice, joyeusement démoniaque, où costumes et chorégraphie participent au délire.

La mort d’Aase

Parmi eux, la fascinante comédienne qu’est ici Céline Chéenne incarnant Aase, la mère de Peer Gynt. Tempétueuse, vociférante, désespérée, mais aussi tendre et maternelle, elle est à elle seule, avec son fin visage si spirituel, si éloquent, une figure d’anthologie.

De la mort d’Aase, portée à son lit par son fils qui va évoquer pour elle ces contes qu’elle lui narrait jadis et qui lui ont ravagé la cervelle, le metteur en scène a fait un moment bouleversant sans être larmoyant. Il a eu l’idée d’envoyer un instant Peer tout au fond de la scène, là où siège l’orchestre, afin de réclamer aux musiciens d’adoucir cette mort sur cette page de Grieg qui est parmi les plus belles qu’il ait jamais composées. Et ce détail infime confère à ce tableau un je ne sais quoi d’indicible.

C’est là d’ailleurs que la beauté et la nécessité de la musique de Grieg se vérifient pleinement, que la volonté de faire renaître avec le drame la partition pour laquelle elle a été composée trouve sa parfaite justification.

Un athlète : Bertrand de Roffignac 

Quant à celui qui tient le rôle écrasant, cyclopéen, de Peer Gynt, il faudrait à son sujet accumuler tant de superlatifs qu’on glisserait vite dans l’hagiographie. Pour faire sobre, on dira seulement de Bertrand de Roffignac qu’il est ici prodigieux. De ce fanfaron bon à rien qui se rêve empereur, mais qui est menteur, voleur, séducteur sans scrupules, de ce trafiquant d’esclaves aussi tortueux que crédule, il donne une interprétation sidérante, phénoménale. À telle enseigne que dès les premières scènes où il se met aussitôt en danger, on se demande comment ce comédien qui a été l’élève de la danseuse Caroline Marcadé, avec son nom de héros de roman picaresque et malgré sa jeunesse, pourra porter son personnage durant quatre heures d’affilée. Ne serait-ce que physiquement, alors qu’il se dépasse sans cesse, qu’il brûle d’une énergie invraisemblable, tout en brossant son Peer Gynt avec des nuances infinies de couleurs.

À l’issue de la représentation où il ne quitte pratiquement jamais la scène et où il court, galope, saute, bondit, cabriole, chante, hurle, gémit, pleure, rêve, badine, ment comme un arracheur de dents, éructe, sue, crache à profusion ses poumons, se dépensant au-delà de l’exprimable, on devrait logiquement emmener sur une civière un Bertrand de Roffignac épuisé, exsangue, à demi-mort. Mais il parvient encore, ce diable d’homme, lors des saluts, à esquisser une ou deux facéties, animé sans doute par l’ivresse d’avoir pu affronter victorieusement un défi proprement inhumain. À l’image de cet ancêtre parti jadis en croisade pour délivrer Jérusalem.

Peer (B. de Roffignac) et Solveig (R. Camarinha) – Peer Gynt – Théâtre du Châtelet © Thomas Amouroux

Scènes épiques

Innombrables, éclatantes de vie dès les premiers instants, défilant à un rythme effréné, presque aussi chorégraphiques que théâtrales, les scènes des cinq actes de Peer Gynt offrent des effets contrastés qui ne participent pas qu’un peu à l’irrépressible élan qui porte la mise en scène. Et les textes crus, les énormités proférées, dans l’adaptation souvent paillarde, mais jamais vulgaire, qu’en donne le metteur en scène, pimentent le spectacle.

Dans cette suite de scènes surprenantes, seule détonne celle du prophète, là où Peer Gynt, pour mieux épater des Arabes crédules et séduire l’une d’entre eux, avant d’être misérablement détroussé, se fait passer pour un envoyé d’Allah. Si le texte d’Ibsen n’est guère palpitant, tout coloré qu’il soit par le metteur en scène lui-même d’expressions bien peu halal, ce dernier donne ici dans un genre comique troupier qui donnerait à penser qu’on se retrouve brusquement devant une mauvaise scène de mauvais théâtre de boulevard. En regard de l’excellence de l’ensemble de la production, on pourrait n’y voir qu’une faiblesse bien pardonnable. Mais au sein d’un spectacle aussi extraordinaire, elle apparaît cependant impardonnable.

Un spectacle exceptionnel

Si l’on peut ne pas être convaincu par la dimension métaphysique de Peer Gynt, si le texte est parfois inutilement bavard sans avoir nécessairement la portée philosophique qu’on lui prête, et si l’on peut ne pas partager l’enthousiasme du metteur en scène pour la pièce, il n’en reste pas moins qu’il en fait un spectacle exceptionnel. Chose que permettent évidemment la fantaisie, les rêves fous de cet anti-héros lamentable, sa vie d’aventurier et l’extravagance des scènes qui en découlent. L’audace d’Ibsen, construisant au XIXe siècle un drame autour d’un personnage immature, doté d’un formidable égoïsme, une canaille en fait qui n’est préoccupée que d’elle-même, cela pouvait apparaître révolutionnaire dans la société luthérienne du royaume de Suède et Norvège. Ça ne l’est plus guère aujourd’hui où ce sont précisément les vrais héros qui ont déserté les théâtres.   

Ce n’est donc pas Ibsen qu’on a ici envie de saluer. Mais bien le talent du metteur en scène, de ses collaborateurs et de ses interprètes. Et tout autant la musique de Grieg restaurée dans sa fonction première et qui ajoute à l’ensemble une dimension poétique et dramatique qu’il était essentiel de raviver.   

De telles réussites sont si rares ! Il est donc inconcevable qu’un tel spectacle, déployant tant de qualités, ne demeure à l’affiche du Théâtre du Châtelet que durant 10 jours. Il devrait pouvoir être vu par un public innombrable. Et bien évidemment avec les mêmes protagonistes. On ne peut donc que souhaiter, pour ne pas dire davantage, qu’il se retrouve sur la même scène lors d’une prochaine saison.


Peer Gynt, au Théâtre du Châtelet jusqu’au 16 mars 2025.

0140 28 28 40 ou chatelet.com

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