L’Occident à l’Ouest

Pour avoir cru la fin de l'Histoire advenue avec la chute de l’URSS, les Européens se sont désarmés et donné pour mission sacrée d'abolir leurs singularités. Tirés brutalement de l'anesthésie générale par les bouleversements du monde, ils peinent aujourd’hui à répondre à cette question vitale : qui est notre ennemi ?... L’article L’Occident à l’Ouest est apparu en premier sur Causeur.

Avr 9, 2025 - 12:10
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L’Occident à l’Ouest

Pour avoir cru la fin de l’Histoire advenue avec la chute de l’URSS, les Européens se sont désarmés et donné pour mission sacrée d’abolir leurs singularités. Tirés brutalement de l’anesthésie générale par les bouleversements du monde, ils peinent aujourd’hui à répondre à cette question vitale : qui est notre ennemi ?


Les temps changent, comme disait l’autre. Les Français l’ont découvert le 25 mars, lors de l’avoinée en mondovision infligée à Volodymyr Zelensky par le duo exécutif américain. Sans doute étions-nous trop occupés, ces dernières années voire décennies, à sauver nos retraites, pour nous apercevoir que les cartes de la puissance étaient rebattues à l’échelle mondiale. Si on prend seulement les six derniers mois, l’actualité internationale donne le tournis : le 8 décembre 2024, le régime baasiste au pouvoir à Damas depuis 1963 tombe devant des islamistes parrainés par Erdogan ; le 1er janvier 2025, Xi Jinping déclare que « personne ne peut arrêter » la « réunification » avec Taïwan ; le 7 janvier, Donald Trump indique qu’il a l’intention de faire du Canada le 51e État américain, ainsi que d’annexer le canal de Panama et le Groenland ; et pour finir, le 18 mars, après des années de gel diplomatique entre leurs deux pays, Poutine et Trump copinent au téléphone et commencent à se partager le sous-sol ukrainien. Au même moment, l’Europe et l’Amérique se causent à coups de tarifs douaniers, et la Maison-Blanche se plaît à laisser penser que l’OTAN, de la mort clinique annoncée par Emmanuel Macron en 2019, est passée à la mort tout court – à ce jour, l’Alliance atlantique bouge encore.

La France rétrogradée

Pendant la même période, la France connaît une série de revers. Depuis novembre 2024, elle est défiée par son ancienne colonie algérienne, qui, non contente de détenir un otage, la nargue à coups d’influenceurs et d’OQTF. Le 30 janvier 2025, notre armée évacue au Tchad sa dernière base au Sahel, après avoir quitté le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Mali, le Niger et le Sénégal. Cette déconfiture africaine conclut des décennies de déclin de notre puissance militaire, économique et culturelle. Il est plaisant d’en faire le reproche aux élites, mais ce déclin est une coproduction parfaite entre gouvernants et gouvernés. Si on nous a vendu des bobards, nous étions bien contents de les acheter. Du reste, encore aujourd’hui, une proportion notable de Français est convaincue que nous pouvons redevenir un pays avec lequel il faut compter sans sacrifier notre merveilleux modèle social, ni quoi que ce soit d’autre d’ailleurs.

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Dans ce climat, quand les mauvaises manières américaines font souffler un vent de panique dans les capitales européennes et poussent Emmanuel Macron à agir, on est enclins à douter, voire à ricaner. On peut penser, comme Marcel Gauchet, que la parole présidentielle n’a aucune importance car plus personne ne la croit. S’amuser de sa prétention à rattraper, par la grâce de sa personne, quarante ans d’illusions, de renoncements et de confort. Observer que la réindustrialisation annoncée avec tambour et trompette n’a pas eu lieu et que nous sommes bien incapables de nous substituer aux Américains pour armer l’Ukraine. Souligner qu’un homme qui n’a jamais employé le mot « patrie » est mal placé pour nous appeler à la sauver. Craindre, à l’instar de Pierre Manent, qu’il profite de la situation pour essayer de nous faire faire le grand saut fédéral. Et pour finir, on voit bien le plaisir narcissique, quasi enfantin, qu’éprouve Emmanuel Macron à jouer au chef de guerre – « le président Top Gun » répétaient servilement ses communicants au début de la guerre en Ukraine. Ceci étant, on ne lui reprochera pas, pas ici en tout cas, d’avoir refusé de lâcher l’Ukraine en rase campagne et essayé d’incruster l’Europe à la table des négociations. Qu’il se fantasme en chef de futurs États-Unis d’Europe, c’est autre chose, heureusement il y a peu de risque que ce fantasme se réalise.

Le confort comme idéologie

Pour les Européens et singulièrement pour les Français, le réveil est d’autant plus rude qu’il est tardif. Tout heureux d’avoir troqué les affres de l’indépendance contre les certitudes du confort – les fameux dividendes de la paix –, nous espérions nous la couler douce encore longtemps, protégés des désagréments de l’Histoire par la Sécurité sociale et l’Amérique. Et voilà qu’on tire le tapis sous nos pieds. Nous découvrons que le monde est plein d’étrangers qui ne nous aiment pas. Or, pour Marcel Gauchet il y a sur ce sujet un grand malentendu : comme beaucoup veulent venir chez nous, on croit qu’ils veulent nous ressembler, mais pas du tout : « L’Europe est l’endroit idéal pour développer une autre culture. »

Dans un tourbillon d’événements dont on peine à hiérarchiser l’ampleur et à anticiper les conséquences, on aurait aimé que l’affrontement des arguments éclairât notre lanterne. Bien entendu, c’est le contraire qui s’est passé. De tous côtés, on s’est jeté certitudes et invectives à la tête – les uns qualifiant leurs adversaires de « bellicistes », les autres de « munichois ». Peut-être même que ce moment restera comme le premier où on a vu deux « politiquement correct » s’affronter presque à égalité.

Dans le camp progressiste, aucun doute, on est en 1938, il faut empêcher Hitler d’avaler la Tchécoslovaquie, qui est juste l’amuse-bouche. L’Ukraine, c’est l’avant-poste de la démocratie, le symbole de notre détermination face au Mal. Quant à l’Amérique trumpiste, elle est la preuve que la peste brune menace l’Occident tout entier, ce qui a le grand avantage de faire passer au second plan le combat contre l’islamisation, qui gratouille les bonnes consciences de gauche. Autant dire que les beaux esprits exultent, convaincus d’avoir enfin trouvé une cause à leur mesure : la résistance à l’internationale réac, c’est la guerre d’Espagne en mieux.

De l’autre côté, on est convaincus que nous sommes en 1914, qu’une étincelle peut nous plonger dans la Troisième Guerre mondiale et qu’en conséquence, il ne faut pas trop chatouiller les puissants. De plus, une partie de la droite a vu dans l’élection de Trump le début de la reconquête idéologique. Et beaucoup ne sont pas loin de penser, sans se l’avouer clairement, que Poutine, avec ses manières viriles et ses gros biscotos, est un rempart efficace contre le wokisme. Ce n’est pas en Russie qu’on encouragerait votre ado à changer de sexe. Certes. Comme le dit un de nos amis : « Va-t-on céder à Poutine parce qu’on ne veut pas de la théorie du genre à l’école ? » L’anti-macronisme enragé fait le reste : si Macron parle de guerre, c’est forcément pour de mauvaises raisons. Il veut faire diversion. Il prétend nous préparer aux conflits qui auront lieu dans trente ans, pas parce que c’est la meilleure manière de les éviter, mais pour faire oublier les ratés de la guerre contre le séparatisme musulman.

Penser l’urgence

Les deux camps pourraient s’accorder sur la nécessité de recouvrer notre capacité d’action, à défaut de prôner les mêmes moyens pour y parvenir. Mais aucune vérité ne naît du choc des certitudes. Il y a pourtant urgence à penser ce qui nous arrive et à élaborer des réponses collectives aux problèmes qui nous sont posés, à commencer par la question classique de la politique : qui est notre ennemi ? Que signifie « nous » ? Quel rang peut encore tenir un confetti démographique comme l’Europe ? Comment un pays endetté, divisé et désenchanté peut-il retrouver le goût du futur ?

Faute d’une boule de cristal pour prédire l’avenir ou d’une baguette magique qui, en un tournemain, sortirait le peuple français de sa léthargie, nous avons choisi de solliciter des penseurs et non les moindres[1]. Nous avons donc demandé à Marcel Gauchet et Pierre Manent, qui figurent parmi les meilleurs analystes de la dissolution française en particulier et des collectivités humaines en général, de nous dire si nous sommes définitivement sortis de l’Histoire ou si, tels des enfants prodigues, nous serons bientôt de retour au banquet des hommes tragiques.


[1] Il manque notre cher Alain Finkielkraut qui a demandé un délai pour affiner sa réflexion.

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