Les victimes de l’accommodement avec Poutine prôné par Trump
Le pivot de Trump vers la Russie clôt un chapitre de l’histoire transatlantique vieux de 75 ans. Il est maintenant temps pour les Européens de prendre en main leur propre destin.

Donald Trump tend la main à Vladimir Poutine par-dessus les têtes des Européens et des Ukrainiens. Face à cette nouvelle donne, les Européens n’ont d’autre choix que d’assumer désormais eux-mêmes leur sécurité et de cesser de compter sur le soutien de Washington.
Ce n’est pas « la fin de l’histoire », comme l’annonçaient certains après 1989, mais certainement la fin d’une ère marquée par l’alliance transatlantique des démocraties occidentales mise en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’alliance avait été créée à l’instigation des États-Unis ; c’est le président américain qui est en train de la défaire.
Dans la guerre en Ukraine, Trump prend le parti de la Russie. Se termine ainsi un chapitre vieux de 75 ans de notre histoire, laissant derrière lui non seulement des dommages collatéraux mais aussi une série de « victimes ». En voici les plus importantes.
Première victime : l’Ukraine
Après la fameuse scène de l’altercation à la Maison Blanche entre, d’une part, Donald Trump et J. D. Vance et, de l’autre, Volodymyr Zelensky, le 28 février dernier, il est apparu clairement que l’objectif de Washington était de parvenir rapidement à un accord de « paix » négocié par Trump et Poutine, et imposé aux Ukrainiens. Les ministres des Affaires étrangères des États-Unis et de la Russie s’étaient d’ailleurs déjà rencontrés à Riyad le 18 février.
Le 4 mars, dans son discours au Congrès, Trump a présenté comme un petit trophée la lettre que venait de lui envoyer son homologue ukrainien, où il avait écrit : « Je veux une paix durable et je suis prêt à négocier maintenant. »
« Négocier » ? Alors que l’Ukraine, mise hors jeu après le voyage de Zelensky à Washington, s’est vite réintroduite dans les préparatifs de négociations en s’adaptant à certaines exigences américaines ? Deux analogies historiques peuvent être invoquées : les accords de Munich de septembre 1938 – quand la France, le Royaume-Uni et l’Italie ont sacrifié la Tchécoslovaquie à Hitler – et le pacte Hitler-Staline d’août 1939 qui a permis à l’Allemagne nazie de se tailler des sphères d’influence en Europe de l’Est. Mais ces comparaisons historiques ne valent que si la Russie de Poutine aussi s’adapte au « moment Trump » et à sa volonté de régler le conflit par-dessus la tête des Européens.
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En acceptant « un accord de paix », l’Ukraine donnerait également aux États-Unis l’accès à des terres rares (une partie d’entre elles se trouvent dans le Donbass contrôlé par la Russie). En bref, on ne laisse pas d’autre choix à l’Ukraine, désormais privée de l’appui militaire américain (y compris du renseignement et de la capacité d’attaquer le territoire russe) : voulez-vous continuer à vous battre seuls, prenant le risque d’être progressivement épuisés et occupés par la Russie ? Ou êtes-vous prêts à céder une partie de votre territoire à la compagnie minière « Donald Trump & Co » ? À condition de se dépêcher, car le président américain a promis que l’accord serait conclu dans les cent jours.
Deuxième victime : l’Europe
La deuxième victime est l’Europe. Ou, plus précisément, la situation politique et de sécurité héritée à la fin de la guerre froide et confirmée pendant le moment unipolaire américain (Charles Krauthammer) qui a suivi 1989.
Ce moment n’était que passager. Jusqu’à présent, l’écrasante majorité des États membres de l’UE considéraient comme acquis que le bouclier de sécurité américain les protégerait à jamais. Dès lors, ils pensaient avoir l’obligation de s’aligner sur l’agenda des États-Unis en matière de politique étrangère et de sécurité, et à soutenir leurs aventures internationales, y compris la guerre de 2003 en Irak (la France et l’Allemagne étant alors minoritaire dans leur rejet de l’intervention). Les Européens de l’Est étaient particulièrement catégoriques : à leurs yeux, il fallait suivre les Américains dans le désert de Mésopotamie car il s’agissait du meilleur investissement pour leur propre sécurité, surtout au moment où ils étaient sur le point d’adhérer à l’OTAN.
Les États-Unis étaient et restaient « la nation indispensable », selon l’expression empruntée à Madeleine Albright. Pour beaucoup, notamment en Allemagne, le premier mandat de Donald Trump était perçu comme une simple parenthèse. Aujourd’hui, c’est en réalité le mandat de Joe Biden qui s’apparente à une parenthèse, entre Trump I et Trump II.
L’appel d’Emmanuel Macron en faveur d’une « autonomie stratégique » ou d’une souveraineté européenne a été perçu avec suspicion comme un nouveau stratagème néo-gaulliste visant à éloigner les Européens de leurs alliés américains. Une perception erronée, car ce que proposait Macron était l’« eurogaullisme », c’est-à-dire une « autonomie stratégique » non pas française, mais européenne.
La triste vérité derrière le tournant de Trump vers la Russie
Les Européens, en état de choc, doivent maintenant faire face à certaines vérités crues concernant le rapprochement de Trump avec la Russie. L’Alliance, elle aussi victime du rapprochement Trump-Poutine, perd son bien le plus précieux : la confiance. La garantie que représente l’article 5 de l’OTAN – le principe de défense collective selon lequel une attaque contre un allié est considérée comme une attaque contre tous les alliés – est toujours formellement là, mais la foi dans la garantie américaine a disparu.
Nous venons d’assister à un « découplage » entre les alliés européens et les États-Unis. Il s’agissait d’un objectif à long terme de la politique étrangère soviétique pendant la guerre froide ; il se réalise maintenant sous Poutine.
Dans les années 1980, lors du déploiement des missiles soviétiques à moyenne portée SS20 (qui pouvaient atteindre l’Europe occidentale, mais pas les États-Unis), les Européens de l’Ouest ont soutenu le déploiement, en réponse, des missiles américains Pershing sur leur territoire. François Mitterrand s’était rendu au Bundestag pour défendre sa position face à la forte réaction pacifiste de l’Allemagne : « Le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est », avait souligné le président français.
Un moment décisif pour les Européens
Il s’agit maintenant d’un moment décisif pour les Européens et il reste à voir s’ils se montreront à la hauteur de la situation.
La conférence de Munich a donné lieu à une version peu encourageante. J. D. Vance a d’abord surpris son auditoire en déclarant qu’il était plus inquiet de la menace intérieure pesant sur l’Europe (le libéralisme et ses valeurs progressistes) que de la menace extérieure, à savoir Poutine. Il a reproché aux Européens de ne pas respecter les valeurs démocratiques et la volonté des peuples, laissant l’assistance perplexe et stupéfaite : le désaccord entre Washington et l’UE ne portait pas seulement sur la guerre en Ukraine, mais sur la démocratie en tant que telle.
Les tensions entre, d’une part, la souveraineté populaire telle qu’elle s’exprime dans les élections et, d’autre part, l’État de droit avec la séparation des pouvoirs et ses contraintes constitutionnelles sont au cœur d’un débat vieux de plus de deux siècles des deux côtés de l’Atlantique (voir les mises en garde de Tocqueville contre la « tyrannie de la majorité »).
Vance a défendu la version trumpienne de la « démocratie populiste » en s’attaquant à la version européenne dominante de la démocratie libérale fondée sur l’État de droit. Alors que Vance se précipitait vers sa rencontre avec la cheffe du parti d’extrême droite AfD, le président de la Conférence de Munich, Christoph Heussgen, un diplomate allemand chevronné, au lieu de répondre sur le fond, a fondu en larmes. Un symbole pathétique de la difficulté d’une certaine élite européenne à se confronter au schisme.
À l’issue de cette séquence, les Européens ont réalisé qu’ils se retrouvaient désormais seuls. Et qu’ils devaient agir.
La réunion organisée à Londres le 2 mars 2025 suggère qu’une coalition de volontaires est en train de se former pour soutenir l’Ukraine, qu’elle est déterminée à donner corps à une « politique de sécurité et de défense commune » européenne dont on parle depuis longtemps et qu’il s’agit maintenant de mettre en œuvre.
Et qui fera partie de cette coalition ?
La France et le Royaume-Uni, en raison de leur capacité militaire, de leur statut de puissance nucléaire et de leur culture stratégique, seront au cœur de cette coalition. Le triangle de Weimar Paris-Berlin-Varsovie sera probablement son axe principal au sein de l’UE.
Emmanuel Macron, après ses hésitations initiales, a adopté une position de plus en plus dure à l’égard de la Russie et peut se targuer d’être un précurseur en termes d’« autonomie stratégique » de l’Europe. Le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, a pour la première fois ouvertement suggéré que les dépenses de défense ne devraient pas être restreintes par des limites désormais caduques et que la sécurité allemande et européenne devra être envisagée indépendamment des États-Unis.
Le premier ministre polonais Donald Tusk, actuellement en charge de la présidence tournante de l’UE, met en garde depuis longtemps contre les ambitions expansionnistes de la Russie. Parmi les pays européens, la Pologne est celui dont l’effort en vue de la construction d’une capacité de défense européenne est le plus notable : elle consacre 4,5 % de son PIB à la défense et possède une armée de près de 250 000 hommes.
La coalition comprendra également d’autres pays, dont la République tchèque, qui a eu l’initiative d’une coordination des pays de l’UE pour les livraisons de munitions à l’Ukraine. Les pays d’Europe du Nord feront partie de la coalition : le Danemark, mobilisé pour la défense du… Groenland (!), la Finlande et la Suède qui connaissent bien la menace russe, et qui ont rejoint l’OTAN pour découvrir que son fondateur est en train de la quitter…
Comme l’a très bien dit Tusk, « 500 millions d’Européens attendent que 340 millions d’Américains les protègent contre les 140 millions de Russes ». Il est temps que les Européens prennent leur destin en main…
Jacques Rupnik ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.