Les mots de la gestion des déchets : quand le langage façonne nos imaginaires
Avec l’économie circulaire, le déchet devient une ressource à valoriser. Une bonne nouvelle ? Pas forcément : ce glissement linguistique fait disparaître le déchet…

Avec l’économie circulaire, le déchet n’est plus seulement un problème, mais devient une ressource à valoriser. Une bonne nouvelle ? Pas forcément : ce glissement linguistique fait disparaître le déchet et surtout confère au tri une valeur morale, en faisant reposer sa responsabilité sur les seuls individus, alors que le recyclage est aussi l’affaire des industriels. Surtout, il en élude le réel enjeu : celui de la surproduction de déchets.
Un matin comme un autre, vous ouvrez votre poubelle et vous vous arrêtez net. Dans votre main, un emballage plastique. Hier encore, il aurait atterri sans réflexion au fond du sac noir. Aujourd’hui, vous hésitez. Où le mettre ? Quelle est sa place, dans ce nouvel ordre du tri ? Et surtout, est-ce vraiment un déchet ?
Derrière cette hésitation se cache une révolution silencieuse : celle des mots. Car avant de disparaître physiquement, un déchet doit d’abord disparaître du langage.
Nommer une matière « ressource » plutôt que « déchet » n’est pas anodin : cette redéfinition façonne nos politiques publiques et transforme nos gestes quotidiens. Cette idée s’est imposée à moi au fil de mes recherches.
Dans le cadre du « défi famille zéro déchet, zéro gaspillage » piloté par l’Agence de la transition écologique (Ademe), j’ai suivi des ménages engagés dans la réduction de leurs déchets. Loin d’être une simple affaire de pesée de poubelles, ce défi révélait un phénomène surprenant : à mesure que leur vocabulaire évoluait, leur rapport aux objets changeait. D’un coup, jeter devenait un échec, composter une fierté et posséder une poubelle… presque une faute morale.
Alors que les politiques environnementales insistent sur l’action concrète – recycler, réduire, réutiliser – mon travail de thèse a mis en lumière un autre levier de transformation, moins visible mais tout aussi puissant : le langage. Car avant toute intervention matérielle, ce sont les mots qui amorcent la disparition du déchet. D’où l’intérêt de leur prêter une attention particulière.
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Jeter, trier ou valoriser ? La redéfinition du geste par le langage
Longtemps, jeter a été un geste automatique, dénué de réflexion. Un réflexe pavlovien, ponctué d’un « Allez hop, poubelle ! » Mais aujourd’hui, ce geste est chargé d’une lourdeur nouvelle : celle de la responsabilité écologique.

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Emma, participante du défi, en témoigne :
« Ne rien jeter, ne rien jeter, surtout ne rien jeter… Depuis que j’ai entamé ce défi “zéro gaspi”, je pense beaucoup au poids de mes poubelles. Alors, quand quelque chose de lourd, une lampe par exemple, semble en fin de vie, c’est l’angoisse. »
Loin d’être un acte neutre, jeter est devenu un geste à justifier. Le lexique du tri s’est imposé, créant de nouvelles normes. Jadis synonymes de mise au rebut, nos poubelles se sont transformées en bacs de tri, écopoints et autres stations de valorisation. Le simple fait de renommer l’acte de jeter en « trier » en modifie notre perception : ce qui était un geste de rejet devient un geste de contribution, qui s’inscrit dans la rhétorique des « petits gestes » pour l’environnement.
Mais si ce glissement linguistique accompagne une évolution des pratiques, il porte aussi un paradoxe. Alors que nous parlons plus que jamais d’économie circulaire et de réduction des déchets, la production globale de déchets, notamment plastiques, ne cesse d’augmenter. Les mots suffisent-ils à transformer la réalité ?
De la poubelle au symbole, un marqueur de vertu écologique
Ce qui frappe dans les témoignages des participants de ce défi « zéro déchet », ce n’est pas seulement leur engagement, mais le statut nouveau qu’ils accordent à la poubelle elle-même.
Lise raconte :
« Je ne gaspillais déjà pas beaucoup avant le défi, mais là… je n’ai même plus de poubelle en fait. Le défi m’a définitivement vaccinée. On a divisé notre consommation par deux ou par trois. »
Dire qu’on n’a plus de poubelle, ce n’est pas juste relater un changement d’habitudes. C’est affirmer une rupture avec un modèle de consommation fondé sur l’élimination. La poubelle n’est plus seulement un contenant, elle devient un symbole : celui d’un système gaspilleur à dépasser.
Autrement dit, ce n’est plus seulement le déchet qui est remis en cause, mais l’existence même de l’ensemble des dispositifs qui l’encadrent. Il devient alors plus valorisant de parler de « bac de tri » ou de « composteur », tandis que la « poubelle » est reléguée au rang de relique d’un passé révolu.
Dans ce contexte, le slogan du défi – « La poubelle n’est pas une fatalité » – prend tout son sens. En remettant en question l’existence même de ce contenant, il s’agit de promouvoir un imaginaire où les déchets cesseraient d’être perçus comme des résidus à éliminer, pour être intégralement réintégrés dans des cycles de réutilisation et de valorisation. Devenu ressource, il disparaît.
Le mythe de la disparition : quand les mots masquent la production
Dès lors, une question s’impose : peut-on vraiment faire disparaître les déchets en changeant les mots ?
Les chiffres nous rappellent à l’ordre. En 2024, la France produisait encore 310 millions de tonnes de déchets par an, dont 34 millions de tonnes de déchets ménagers. Malgré la montée en puissance des discours sur l’économie circulaire, la tendance ne s’inverse pas.
La philosophe Judith Butler le souligne dans le Pouvoir des mots. Politique du performatif :
« Le langage n’est pas neutre. Il est imprégné de pouvoir et de préjugés, et il sert à maintenir et à reproduire des systèmes d’oppression. »
Appliqué aux déchets, ce constat soulève un risque : celui de voir le vocabulaire du recyclage devenir un écran de fumée. Parler de « valorisation des matières » plutôt que de « gestion des déchets » ne suffit pas à enrayer la surproduction. Si nous ne questionnons pas la matérialité sous-jacente à ces mots, nous risquons nous, chercheurs, professionnels du monde du déchet, citoyens, d’être les complices involontaires d’un système qui, sous couvert de vertus écologiques, continue d’accumuler.
Recycler les mots mais pas la réalité
Les mots du recyclage façonnent nos gestes, orientent nos politiques, et redéfinissent ce que nous considérons comme un déchet. Mais ils ne doivent pas devenir une illusion rassurante qui nous ferait oublier l’essentiel : la seule disparition véritable du déchet passe par la remise en cause de nos modes de production et de consommation.
La transformation des discours est une première étape. Celle-ci ne doit pas nous dispenser d’agir sur la matière elle-même. Car, à trop vouloir faire disparaître les déchets dans le langage, on risque d’oublier qu’ils continuent, matériellement, à s’accumuler.
Camille Dormoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.