Jorge Luis Borges plus vivant que jamais

L’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) n’était pas seulement l’auteur de multiples nouvelles de fiction, qui ont marqué la littérature. Il s’est interrogé également sur son art, en particulier à travers les grands auteurs classiques. Borges, malgré sa cécité, fut un lecteur chevronné, doué d’une belle et appétissante érudition. Il ne brillait pas pour briller, mais pour faire jaillir des sens nouveaux... L’article Jorge Luis Borges plus vivant que jamais est apparu en premier sur Causeur.

Mar 8, 2025 - 07:39
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Jorge Luis Borges plus vivant que jamais

Textes retrouvés nous plonge dans l’univers érudit et fascinant de Jorge Luis Borges (1899-1986), écrivain argentin qui, au-delà de ses nouvelles marquantes, a exploré la littérature et la pensée à travers des critiques et des conférences. Un recueil inédit


L’écrivain argentin Jorge Luis Borges (1899-1986) n’était pas seulement l’auteur de multiples nouvelles de fiction, qui ont marqué la littérature. Il s’est interrogé également sur son art, en particulier à travers les grands auteurs classiques. Borges, malgré sa cécité, fut un lecteur chevronné, doué d’une belle et appétissante érudition. Il ne brillait pas pour briller, mais pour faire jaillir des sens nouveaux. Des recueils critiques comme ses Enquêtes (1967) ou ses Conférences (1985), ou encore ses Neuf essais sur Dante (1987), et quelques autres, resteront à part entière dans les annales de la littérature universelle. Borges savait faire partager sa passion des vieux grimoires transmis depuis des siècles, et c’est ce qu’on peut constater aujourd’hui encore avec la parution d’un fort volume, intitulé Textes retrouvés. Borges collaborait régulièrement dans les journaux ou les revues. On lui demandait tantôt des recensions de livre, tantôt de rendre hommage à tel écrivain disparu. Il lui arrivait aussi de prononcer des conférences. Textes retrouvés est constitué de tout cela.

Le Borges qu’on aime

On y refait connaissance avec le Borges qu’on aime. Comme le dit dans son introduction Gersende Camenen : « Sa méditation métaphysique prend les accents avant-gardistes d’un étonnement de l’être. » Il faut en effet s’interroger, à propos de Borges, sur ce qu’a d’inédit sa manière d’écrire. Gersende Camenen caractérise celle-ci comme suit : « Une manière de raisonner qui, par un jeu de paradoxes et de déplacements successifs, pose si singulièrement les problèmes. » On trouve ce caractère spécifique, partie intégrante du génie de Borges, dans les proses journalistiques qui nous sont offertes aujourd’hui.

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Textes retrouvés propose des pages qui n’avaient jamais été éditées en livre. Il ne s’agit absolument pas de fonds de tiroir. Au contraire, le lecteur s’apercevra vite que la « magie » opère. Les articles sont présentés dans leur ordre chronologique et couvrent toute la vie de l’écrivain. Je vous conseille de les lire un peu au hasard, en feuilletant tranquillement l’ouvrage. Vous tomberez inévitablement sur des pépites qui vous sembleront avoir été rédigées spécialement pour vous, impression agréable et rare.

Vies extraordinaires

L’attrait de Borges pour les vies extraordinaires apparaît par exemple dans un texte de 1951 intitulé « Nordau ». On y découvre qui est Max Nordau, personnage historique réel. Un jour, à Londres, lisant le journal, il fut profondément ému par l’annonce d’un pogrom en Russie : « il sentit alors quelque chose qui dépassait la raison : il sentit que ces lointaines personnes qu’il n’avait jamais vues […] étaient, d’une certaine façon, lui-même. » Borges nous explique que Nordau prit alors conscience vraiment de sa propre judéité, qu’il avait oubliée. Il en tira sur-le-champ toutes les conséquences, en devenant « un apôtre d’Israël et un apôtre de la raison ». On constate que le texte de Borges est minutieusement construit, afin de créer chez le lecteur une attente presque douloureuse. Je ne savais pas ou plus du tout qui était Max Nordau, mais, après avoir lu son portrait tracé par Borges, je n’oublierai pas de sitôt ce beau caractère très franc.

Qu’est-ce qu’un maître ?

Parfois, Borges va plus loin. C’est le cas, me semble-t-il, de son hommage à Pedro Henríquez Urena, grâce auquel il s’interroge sur la question suivante : « Qu’est-ce qu’un maître ? » Il répond ceci, dans une petite digression essentielle : « La secte juive des hassidim parle de maîtres qui, à force d’exposer la loi, finissent par devenir la Loi ; une histoire raconte, poursuit-il, qu’un homme se rendit à Meseritz, non pour écouter le prédicateur, mais afin de voir de quelle manière il nouait les lacets de ses chaussures. » À partir de cette évocation digne d’un kōan zen, il est loisible de méditer sur Meseritz, petite ville à l’Ouest de la Pologne, autrefois foyer hassidique réputé où vécurent beaucoup de Juifs religieux, dont, au XVIIIe siècle, le fameux Maggid de Mezeritch, pour lequel des érudits se passionnent toujours. Il est touchant que Borges fasse allusion à cette communauté disparue de Meseritz, rien qu’en racontant cette sublime anecdote des lacets. Il faut savoir que Pedro Henriquez Urena était un descendant de Juifs expulsés d’Espagne, qui se réfugièrent un temps aux Pays-Bas. Et Borges de marteler solennellement sa dette envers Urena : « en vérité ce que j’ai appris de lui est ineffable ».

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Borges relate encore, au fil de ces articles, bien d’autres de ses thèmes favoris : le Moyen Âge, avec des légendes nordiques qu’il réinterprète savamment ; et puis Dante, familier entre autres de l’Enfer et du Purgatoire. Borges a toujours été conscient du péril dans lequel l’homme se trouvait mené, notamment dans le domaine fragile de la culture. Elle « est menacée, écrivait-il en 1982 dans un texte sur le livre, par des barbaries raisonnées et ennemies. Ces barbaries guettent aussi le livre qui, paradoxalement, est le seul instrument de notre salut. » Dans un monde en crise, la lecture de Borges nous redonne le la, à l’unisson des grandes traditions en péril qu’il nous aide à nous réapproprier et à mieux comprendre de l’intérieur.

Jorge Luis Borges, Textes retrouvés. Essais, portraits, articles, conférences. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Silvia Baron Supervielle et Gersende Camenen. Introduction de Gersende Camenen. Postface de Silvia Baron Supervielle. Éd. Gallimard. 368 pages.

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