Israël: servir le Roi ou le royaume?
Ronen Bar, le chef du service de renseignement intérieur, a été limogé par M. Nétanyahou pour "manque de confiance", une décision suspendue par la Cour suprême. Il a répliqué en transmettant deux lettres (une publique, une confidentielle) accusant le Premier ministre d’atteintes graves à l’État de droit. L’affaire révèle une société israélienne profondément divisée, où les institutions censées rester neutres sont de plus en plus politisées... L’article Israël: servir le Roi ou le royaume? est apparu en premier sur Causeur.

Ronen Bar, le chef du service de renseignement intérieur, a été limogé par M. Nétanyahou pour « manque de confiance », une décision suspendue par la Cour suprême. Il a répliqué en transmettant deux lettres (une publique, une confidentielle) accusant le Premier ministre d’atteintes graves à l’État de droit. L’affaire révèle une société israélienne profondément divisée, où les institutions censées rester neutres sont de plus en plus politisées.
La crise politique israélienne a franchi un nouveau seuil avec l’affrontement désormais ouvert entre le Premier ministre Benjamin Netanyahou et le chef du Shin Bet, Ronen Bar. La Cour suprême a accordé à Netanyahou un délai supplémentaire, jusqu’au 27 avril 2025, pour répondre à un affidavit[1] explosif de 31 pages (une partie rendue publique, et une autre classifiée) remis par M. Bar, dans lequel ce dernier accuse le chef du gouvernement israélien d’avoir tenté de l’instrumentaliser à des fins personnelles et politiques. Ce nouvel épisode s’inscrit dans une série de tensions croissantes entre les pouvoirs exécutif, judiciaire et sécuritaire, mettant en péril les équilibres institutionnels de l’État hébreu.
Falsifications

Dans sa déclaration sous serment déposée le 21 avril, Ronen Bar accuse Netanyahou de lui avoir demandé à plusieurs reprises de violer l’indépendance de ses fonctions. Trois éléments majeurs ressortent. D’abord, la surveillance illégale : Netanyahou aurait exigé que le Shin Bet[2] place sous surveillance des figures de la société civile, notamment des organisateurs et soutiens financiers du mouvement de protestation contre sa réforme judiciaire. Il convient de rappeler que, si le mandat du Shin Bet inclut bien la lutte contre la subversion et l’insurrection, des critères stricts ont été définis et validés par la justice pour distinguer la contestation, même radicale ou violente, des agissements sortant du cadre légal. Selon M. Bar, les personnes ciblées ne répondaient pas à ces critères.
Ensuite, Bar affirme que le Premier ministre a tenté d’obtenir un avis sécuritaire falsifié afin d’éviter de comparaître dans son procès pour corruption, en invoquant des risques pour la sécurité nationale. Enfin, il dénonce une exigence de loyauté personnelle inconditionnelle, y compris au mépris des décisions de la Cour suprême, exigence qu’il a refusée. Ces révélations, qualifiées de « mensongères » et de « fabrications politiques » par le bureau de M. Netanyahou, ont provoqué un véritable séisme au sein des cercles politiques et sécuritaires.
En mars 2025, Netanyahou annonçait son intention de révoquer Ronen Bar, invoquant une « perte de confiance », dans un contexte marqué par le lourd bilan de l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023, au cours de laquelle plus de 1 200 personnes ont été tuées. Bar avait reconnu une part de responsabilité, tout en soulignant que les alertes émises par ses services avaient été ignorées à d’autres niveaux de l’exécutif.
Particularité israélienne : pas de constitution écrite !
La conseillère juridique du gouvernement, Gali Baharav-Miara, s’est opposée à cette révocation, estimant qu’elle n’était fondée sur aucun motif professionnel objectif mais motivée par des considérations politiques. Elle a saisi la Cour suprême, qui a suspendu la décision dans l’attente d’un examen approfondi. Déjà en désaccord avec le gouvernement sur d’autres dossiers sensibles, Mme Baharav-Miara apparaît ici comme le dernier rempart juridique contre un possible arbitraire de l’exécutif.
Pour comprendre pleinement l’enjeu, il convient de s’arrêter sur le rôle constitutionnel de la conseillère juridique du gouvernement, bien plus large que ne le laisse supposer son titre.
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Dans les démocraties contemporaines, rares sont les systèmes dans lesquels une seule figure concentre à la fois les fonctions de conseillère juridique de l’exécutif, de cheffe du ministère public, et de représentante de l’intérêt général devant la Cour suprême. C’est pourtant le cas en Israël, où la conseillère juridique du gouvernement incarne un contre-pouvoir à la fois redouté, contesté et essentiel.
Le cœur du paradoxe israélien réside dans cette concentration de prérogatives : là où la plupart des régimes occidentaux séparent les fonctions de procureur général, de conseiller juridique et d’avocat de l’État, Israël a, dès ses premières décennies, choisi de les fusionner. L’objectif initial était d’assurer la cohérence de l’action de l’État, d’éviter les conflits de compétences et de garantir une lecture uniforme du droit. Mais ce modèle a fait de la conseillère juridique une gardienne du régime démocratique, dotée d’un pouvoir d’obstruction significatif face aux dérives de l’exécutif.
Son autorité ne repose pas sur une loi fondamentale spécifique, mais sur la jurisprudence, les usages administratifs, et une tradition issue du droit anglo-saxon. Ses avis sont contraignants tant qu’ils ne sont pas annulés par la Cour suprême, ce qui arrive. Elle peut refuser de défendre certaines décisions, présenter devant le juge une position indépendante, voire s’opposer à des nominations ou projets de loi jugés contraires aux fondements de l’État de droit.
Cette architecture institutionnelle singulière ne va pas sans controverses. Certains y voient une dérive technocratique, une captation du pouvoir démocratique par une élite juridique non élue. D’autres, au contraire, y reconnaissent le dernier garant de l’équilibre des pouvoirs dans un État où l’exécutif tend à se déployer sans contrepartie institutionnelle suffisante.
C’est à cette lumière qu’il faut analyser la tentative de limogeage de Ronen Bar. L’affaire met en tension deux logiques irréconciliables : celle de la sécurité nationale, qui exige efficacité et unité de commandement, et celle de l’intégrité institutionnelle, qui repose sur l’indépendance des organes de sécurité. En refusant d’obéir à des ordres politiquement orientés, M. Bar s’est érigé en défenseur de la déontologie du renseignement, mais aussi en symbole d’une résistance administrative à la personnalisation du pouvoir.
La Cour suprême, souvent critiquée mais toujours centrale dans l’architecture démocratique israélienne, se retrouve une fois de plus en position d’arbitre. Sa décision, attendue pour le 27 avril, dira dans quelle mesure et dans quelles limites le pouvoir judiciaire est encore en mesure d’imposer des freins à un exécutif fort de son soutien parlementaire.
[1] Déclaration sous serment NDLR
[2] Renseignements intérieurs israéliens NDLR
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