Des « Quatre tempéraments » à « La Nuit transfigurée »
Sous les fastes du Forum Grimaldi, les Ballets de Monte-Carlo ont confronté leur talent à trois univers aussi exigeants que contrastés : l’exaltation lyrique de Schönberg dans La Nuit transfigurée, la poignante résistance ukrainienne évoquée par Ratmansky dans Élégie en temps de guerre, et l’héritage rigoureux de Balanchine avec Les Quatre tempéraments. Si l’orchestre a brillé de tout son art, les réponses chorégraphiques, elles, ont souvent vacillé entre sécheresse, maladresse et formalisme suranné... L’article Des « Quatre tempéraments » à « La Nuit transfigurée » est apparu en premier sur Causeur.

Sous les fastes du Forum Grimaldi, les Ballets de Monte-Carlo ont confronté leur talent à trois univers aussi exigeants que contrastés: l’exaltation lyrique de Schönberg dans La Nuit transfigurée, la poignante résistance ukrainienne évoquée par Ratmansky dans Élégie en temps de guerre, et l’héritage rigoureux de Balanchine avec Les Quatre tempéraments. Si l’orchestre a brillé de tout son art, les réponses chorégraphiques, elles, ont souvent vacillé entre sécheresse, maladresse et formalisme suranné
Rien n’est sans doute plus périlleux pour un chorégraphe que de se confronter à La Nuit transfigurée (Verklärte Nacht) d’Arnold Schönberg. Comment répondre à une musique qui tend à tout moment au sublime, où les états d’âme exposés sont exacerbés, les sentiments portés à l’incandescence ? Comment suivre une partition d’un lyrisme échevelé qui vous plonge au plus profond de l’âme et de ses tourments sans que la réponse qu’on lui donne ne bascule dans le ridicule d’un expressionisme outré, d’un sentimentalisme qui tue ?
Seul peut-être le Tchèque Jiri Kylian aura donné de Verklärte Nacht, en 1975, une lecture parfaitement belle, juste, parfois bouleversante. Mais avec sa profonde sensibilité musicale, sa culture, son écriture aussi noble que talentueuse, cela allait presque de soi.
En s’emparant à son tour de la partition de Schönberg en 2014, la Belge De Keersmaeker avait évidemment pressenti le danger qu’il y avait pour elle à se laisser emporter par ce débordement musical littéralement intraduisible sur le plan chorégraphique, sous peine de sombrer dans un irrémédiable pathos. Consciente du péril, elle y a répondu avec une sécheresse d’adjudant chef en inspection de chambrées, réduisant sa chorégraphie à une raideur virant à l’indigence.
Sous une lune obscure
L’artiste allemand Marco Goecke a, lui aussi, flairé le piège. Dès le début de l’ouvrage, sous un ciel dramatiquement obscur où luit une lune plus sombre encore, telle qu’elle est évoquée dans ce poème de Richard Dehmel qui a inspiré le compositeur (scénographie de Michaela Springer), sa gestuelle brusque, fragmentée, cassante, apparaît tout d’abord, sans du tout convaincre cependant, comme une réponse radicale à l’envoûtement mortifère de La Nuit transfigurée. Mais son écriture n’évoluera pratiquement jamais tout au long de l’ouvrage, en dépit des climats multiples de la partition, exterminant toute forme de poésie et contraignant les seize interprètes à une virtuosité parfaitement gratuite. Ce qui est brièvement apparu audacieux dévoile bien vite une effarante surdité à la partition, à l’instar de nombre de danseurs ou de chorégraphes osant se confronter à des compositions exceptionnelles sans posséder la moindre culture musicale. Goecke répond à la composition de Schönberg comme un cascadeur répondrait aux Murmures de la forêt dans Siegfried, ou au Requiem de Mozart.
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Le bonheur, un bonheur sans partage, est venu de l’Orchestre Philharmonique de Monte Carlo qui, luxe rare, accompagnait les trois pièces chorégraphiques présentées sur la scène du Forum Grimaldi. Sous la direction intelligente, vibrante, inspirée du chef allemand Jesko Sirvend, les musiciens ont donné de La Nuit transfigurée une interprétation proprement magnifique. Une perfection bien cruelle en regard de ce qui se déroulait sur scène.
Déjà Goerke avait commis une chorégraphie pour les Ballets de Monte Carlo paraphrasant Le Spectre de la Rose de Fokine, parfaitement étrangère à la mélodie de Weber et surtout d’une désolante indigence. Mais le chorégraphe allemand aura sans doute l’opportunité de reprendre un jour ses ouvrages en Suisse, maintenant qu’il a eu la chance véritablement inespérée d’être nommé directeur du Ballet du Théâtre de Bâle. De quoi pouvoir souhaiter bien du plaisir aux populations alémaniques.
Dans le fracas des bombardements
Né à Saint-Pétersbourg qu’on appelait alors Leningrad, mais ayant grandi à Kiev, Alexei Ossipovitch Ratmansky est formé à Moscou et devient plus tard danseur étoile au Ballet de l’Opéra national d’Ukraine.
Après avoir assumé durant cinq ans la direction artistique du Ballet du Théâtre Bolchoï de Moscou, il y montait un spectacle au moment même où les Russes envahissaient l’Ukraine. À l’image du danseur étoile français Laurent Hilaire qui démissionnait de son poste de directeur du Ballet du Théâtre Stanislawski, Ratmansky a eu la noblesse de quitter sur le champ le Bolchoï et d’interdire qu’on y représentât quoi que ce soit de sa composition. Depuis deux ans, il est artiste attaché au New York City Ballet.
Créée pour les artistes du Ballet de l’Opéra national de Kiev dans le fracas des bombardements assassins voulus par Moscou, son Elégie en temps de guerre est reprise par les danseurs des Ballets de Monte Carlo avec une ferveur évidemment touchante. Car en quatre tableaux, d’une façon un peu maladroite peut-être, Alexei Ossipovitch a pour ambition de traduire la force morale des Ukrainiens faisant face non seulement à la guerre qui sacrifie des milliers de victimes et ruine leur pays, mais aussi à une russification rampante que tente depuis longtemps de leur imposer Moscou. C’est donc une ode à la résistance, laquelle se manifeste sous la forme joyeuse de danses populaires.
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Un premier tableau d’un lyrisme évanescent où quatre jeunes hommes vêtus de justaucorps noirs s’alanguissent en compagnie de quatre jeunes femmes voilées dans des robes couleur de cendres, apparaît comme une longue plainte. L’écriture raffinée y est celle d’un chorégraphe néo-classique qui possède bien son métier, mais elle demeure quelque peu insipide. Lui succèdent deux séquences très allègres, chorégraphiées sur des musiques traditionnelles et d’une exécution diablement virtuose où explose la vitalité souriante des danses populaires, de celles, mais en mieux, dont les régimes communistes ont fait un emblème durant des décennies de dictature du prolétariat. Puis l’ouvrage se referme sur un même octuor de danseurs évoluant devant une magnifique toile de fond de Wendall Harrington où une immense bande de terre monotone s’étend à l’infini sous un ciel aux mille nuances de gris, et plus immense encore.
C’est sans doute la vitalité du peuple ukrainien qui est ici évoquée, encadrée par la noirceur du temps présent. La pièce apparaît un peu sommaire. Mais comment le reprocher à son auteur au vu des conditions dramatiques de sa création ? S’il est probable qu’Elégie en temps de guerre a dû émouvoir le public de Kiev, on doit voir dans sa reprise par les Ballets de Monte Carlo l’hommage qu’une petite principauté prospère rend à l’immense Ukraine ravagée par une guerre abominable.
Comme le Saint Sacrement
Avec Les Quatre tempéraments créés à New York en 1946 par George Balanchine sur des pages écrites par Paul Hindemith, et qui mobilisent vingt-cinq interprètes, la cinquantaine de danseurs des Ballets de Monte Carlo, jonglant avec des styles chorégraphiques si divers, sinon opposés, aura fait preuve d’une flexibilité remarquable. Et à ce titre, la soirée constitue un recueil de savoir-faire tout à leur honneur.
Restitués par l’ancienne danseuse Patricia Neary qui depuis des décennies porte la flamme balanchinienne comme d’autres le Saint Sacrement, Les Quatre tempéraments, avec leurs figures stéréotypées illustrant les natures mélancolique, sanguine, flegmatique et colérique, apparaissent néanmoins furieusement vieillis. Et surtout d’un formalisme redoutablement ennuyeux.
Serait-ce que les danseurs d’aujourd’hui, aussi excellents soient-ils, n’offrent pas la dégaine de ceux de jadis et que leurs corps, leur état d’esprit ne s’accordent plus guère d’une esthétique très Après Guerre ? Serait-ce que le néo-classicisme balanchinien, s’encanaillant ici à la façon de Broadway, nous apparaît désormais désuet, alors que ce n’est pas le cas avec d’autres pièces maîtresses du Géorgien ?
Théâtralement gainée dans un fourreau noir, enveloppée d’un boa fatal et affichant cette « élégance » tapageuse où excellent les Américaines qui se vivent en héroïnes de comédie musicale, Patricia Neary assurait là, à l’âge de 82 ans, son ultime recréation d’un ouvrage de Balanchine, en lieutenante fidèle et intransigeante du fondateur du New York City Ballet. Mandatée par Balanchine lui-même, puis par le trust chargé du maintien de son répertoire, elle aura exercé cette tâche dans le monde entier durant plus d’un demi-siècle.
Les Ballets de Monte-Carlo en tournée
Les Ballets de Monte Carlo se produiront
A La Havane, à Cuba, du 16 au 18 mai.
A Grenade, en Espagne, le 21 juin.
A Valencia, du 26 au 29 juin.
A Monte Carlo, du 17 au 20 juillet
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