Comment s’habillent les étudiantes : à l’université, s’émanciper du regard des autres ?

Si les adolescents se jugent souvent sur leur apparence, l’entrée à l’université tourne-t-elle la page de ce contrôle normatif ? Paroles étudiantes sur les styles vestimentaires d’un campus.

Mar 23, 2025 - 17:12
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Comment s’habillent les étudiantes : à l’université, s’émanciper du regard des autres ?

Si les modes tiennent une place très forte au collège et au lycée et que les adolescents se jugent souvent les uns et les autres sur leur apparence, l’entrée à l’université tourne-t-elle la page de ce contrôle normatif ? Paroles étudiantes sur les styles vestimentaires d’un campus.


Depuis plusieurs années, les débats fleurissent au sein de la sphère politico-médiatique concernant les tenues des jeunes filles à l’école, et plus précisément dans le secondaire, qu’il s’agisse du port du crop top (haut court laissant apparaître le nombril) ou du port de l’abaya (robe longue traditionnelle dans les pays musulmans du Moyen-Orient).

Les jeunes filles sont sommées de s’habiller de « façon républicaine » lorsqu’elles laissent apparaître leurs épaules, leur décolleté ou leur ventre. Elles peuvent être accusées de faire du « prosélytisme religieux » lorsque leur vêtement recouvre l’intégralité de leur corps. De manière sous-jacente se pose la question du contrôle normatif pesant sur l’apparence vestimentaire des jeunes filles et, plus largement, sur leur corps.


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Rappelons que le cadre est différent à l’université. En effet, bien que régis par le Code de l’éducation, ces établissements accueillant des adultes jouissent néanmoins d’une autonomie pédagogique, scientifique, administrative et financière. Le port du voile, et plus largement le port de signes religieux, est autorisé au sein des universités – non sans débats.

Si l’imposition de normes vestimentaires semble donc criante à l’école, qu’en est-il, au-delà des aspects législatifs, dans l’enseignement supérieur et, plus spécifiquement, à l’université ?

À partir d’une enquête de terrain menée en 2023 dans une université française, à l’aide d’entretiens compréhensifs auprès d’étudiantes, il s’agira de comprendre ce qui se joue au niveau des normes vestimentaires des jeunes femmes qui fréquentent, pendant un temps, l’université. Nous nous appuierons sur le concept d’hexis développé par Pierre Bourdieu. Celui-ci renvoie aux schèmes de pensées et d’agir qui sont incorporés lors de la socialisation et donnent lieu à des manières d’être et donc, par extension, de se vêtir.

L’arrivée à l’université : la découverte d’un nouveau monde

L’entrée à l’université constitue un moment marquant pour les étudiants. Alain Coulon, sociologue, décrit cette étape comme le « temps de l’étrangeté », où les nouveaux arrivants sont confrontés à un système qu’ils ne connaissent pas, avec son fonctionnement et ses valeurs propres.

« Je suis arrivée, j’ai vu plein de gens différents, de styles différents, de personnalités différentes », note Lucie, étudiante en troisième année de licence de sciences de l’éducation.

Lucie témoigne ainsi de la grande diversité d’allures qu’une simple traversée de campus à la rentrée permet de constater. De la couleur des cheveux à celle des abayas, de la longueur des faux ongles à celle des jupes, du look hippie à celui du punk, en passant par le costard-cravate vintage, des corps hors norme assumés aux extravagances admirées, c’est un défilé multiculturel qui croise les questions sociétales les plus contemporaines comme celles de l’inclusion ou des divisions qui émaillent la vie en société.


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En troisième année de licence de psychologie, Katell relève les différences notables entre les styles vestimentaires de ses camarades de lycée et celui des étudiants :

« Ils ne s’habillaient pas du tout pareil, ils s’assumaient pleinement, alors que, dans mon ancien lycée, je pense qu’ils auraient été moqués par d’autres. Les gens me semblaient plus libres de faire un peu ce qu’ils voulaient. »

Ces hexis, qui semblent libérées de toutes formes de contraintes, apparaissent possibles également au vu du nombre important d’étudiants – une vingtaine de milliers présents sur le campus.

« J’ai vraiment l’impression qu’on est tous occupés à faire notre vie et on ne s’intéresse pas aux autres. C’est appréciable de ne pas être regardée de tous les côtés, de juste se fondre dans la masse », concède Prune, en troisième année de licence de psychologie.

On peut, à ce titre, parler de l’université à la fois comme un monde de masse et comme un monde atomisé qui, par l’hétérogénéité de sa population, limite le possible contrôle normatif.

Un campus particulier ?

L’apparence des étudiants inscrits dans cette université d’arts, lettres, langues, sciences humaines et sociales est souvent moquée. Éléonore en troisième année de lettres explique que la réputation de cet établissement se diffuse jusque dans les lycées :

« C’était un peu le cliché : “Bah si tu veux avoir une vie de troubadour, va te teindre les cheveux en bleu dans cette université”. »

Au-delà des stéréotypes, ces étudiants se distinguent de ceux d’autres campus par leur apparente liberté, comme le souligne la réaction d’une amie de Mathilde en deuxième année de master en histoire :

« Il y avait quelqu’un qui passait devant nous avec un pyjama Pikachu. Elle l’a regardé passer, elle m’a fait “Mais, dans mon université, jamais de la vie tu vois ça”. »

Ainsi, les disciplines apparaissent comme des matrices de socialisation entraînant des perceptions différentes des normes vestimentaires et, par extension, de leurs déviances.

Finalement, les étudiantes interrogées apprécient le climat qui règne au sein de leur université. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, si des valeurs d’inclusivité ainsi que d’égalité sont prônées par les étudiants, il en va de même pour l’administration de l’établissement. Ce que Katell en troisième année de licence de psychologie traduit par « une atmosphère un peu spéciale qui fait qu’il y a beaucoup d’acceptation ».

Le climat inclusif propre à cet établissement permet aux personnes considérées comme appartenant à une minorité de vivre positivement leur expérience étudiante et, plus largement, leur jeunesse.

L’université : une safe place pour certaines étudiantes

L’apparente liberté concernant l’hexis des étudiantes évoluant au sein de l’université étudiée fait de cette dernière un espace singulier. En effet, si de manière générale, les femmes semblent sans cesse être en proie aux regards des hommes dans l’espace public, cet établissement apparaît, pour certaines, comme une exception.

Chloé, étudiante en troisième année de licence de psychologie indique à propos du regard des hommes :

« Je ne me sens pas trop en danger à l’université. »

En outre, la diversité des styles vestimentaires existants conduit Léa, étudiante en deuxième année de master d’histoire, à penser « que ça aide énormément à prendre confiance, à dire “C’est bon, là, je peux faire ce que je veux” » et à dépasser les traumatismes subis durant sa scolarité, conséquence de moqueries liées à sa corpulence.

Finalement, au-delà de la notion d’inclusivité, c’est celle de la familiarité avec cette université qui apparaît. Léa indique d’ailleurs : « Je me sens un peu comme à la maison », et Prune juge que cet établissement « est comme une famille ». L’université apparaît alors aux yeux de ces étudiantes comme un lieu sûr, à l’abri des jugements : une safe place.

S’il existe un contrôle normatif important sur les corps à l’école, il semblerait que les universités ne s’inscrivent pas totalement dans cette perspective, permettant une diversité de façons d’être. L’expérience sur le campus pourrait même s’avérer transformative pour certaines jeunes femmes, comme l’indique Lola, étudiante en deuxième année de master en sciences de l’éducation : « Presque tout a changé en fait dans ma perception de voir les choses. »

Finalement, cette vie étudiante constitue un temps de construction de soi et de son rapport au monde.The Conversation

Bleuenn Lollivier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.