Après le sommet sur l’IA, Emmanuel Macron peut-il faire émerger une troisième voie européenne ?

Le récent sommet pour l’action sur l’IA devait marquer le retour de l’Union européenne et de la France sur une scène où s’opposent la Chine et les États-Unis. Qu’en est-il vraiment ?

Fév 28, 2025 - 17:49
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Après le sommet sur l’IA, Emmanuel Macron peut-il faire émerger une troisième voie européenne ?

Le récent sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle devait marquer le retour de l’Union européenne et de la France sur la scène internationale, où s’opposent Chine et États-Unis. Au-delà des déclarations et des satisfecits, qu’en est-il vraiment ? IA ou pas, il se vérifie que le diable est souvent dans les détails.


Les 10 et 11 février 2025, un sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA) s’est tenu à Paris, sous l’égide du président de la République. Comme souvent, dans ce genre d’événement, ce fut l’occasion de grandes « annonces ». Une succession de symboles de l’entrée en lice de la France et de l’Union européenne dans la course à l’intelligence artificielle face aux deux hégémons, les États-Unis et la Chine. Non seulement serions-nous devenus des concurrents sérieux de ces deux géants, mais encore l’UE proposerait une autre vision de l’intelligence artificielle, plus « durable », « inclusive » et « responsable », située quelque part entre les excès du capitalisme états-unien et de l’autoritarisme chinois. Qu’en est-il ?

Le sommet a d’abord été marqué par une annonce surprenante du président de la République française. Bien que la configuration institutionnelle actuelle ne lui offre guère de prise sur le budget (toujours plus comprimé) de l’État, Emmanuel Macron a laissé entendre que la France, c’est-à-dire la puissance publique, conduirait un grand plan d’investissement dans les technologies d’IA à hauteur de 109 milliards d’euros au cours des prochaines années. Une somme astronomique sur laquelle la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a renchéri en annonçant 200 milliards d’euros d’investissements européens supplémentaires.

D’autres annonces sont venues compléter le tableau d’ensemble. Celle de la création d’une « fondation internationale sur l’IA d’intérêt général » ; puis celle d’une « coalition pour l’IA durable sur le plan environnemental » ; et, enfin, la déclaration finale sur une « intelligence artificielle inclusive et durable pour les peuples et la planète », signée par une soixantaine de pays et organisations internationales. Présenté ainsi, on comprend pourquoi l’Élysée et la diplomatie française s’enorgueillissent d’avoir mis en lumière le rôle clé de la France et de l’UE dans l’innovation et le développement responsable de l’IA ».

Effervescence internationale

De fait, le sommet s’insère dans un contexte d’effervescence internationale autour d’une « course » à l’intelligence artificielle, au terme de laquelle « celui qui deviendra leader dans ce domaine se rendra maître du monde », selon la célèbre formule du président russe Vladimir Poutine. Ce grand récit autour d’une IA érigée en pierre de touche de la domination géopolitique – arme absolue aux relents apothéotiques pour certains, planche de salut pour les autres – s’est emparé des esprits des élites dirigeantes du monde entier.

Plus de 75 pays ont déjà lancé leur « stratégie nationale » de développement de l’intelligence artificielle, suivant ce fantasme eschatologique selon lequel celui qui parviendrait à maîtriser, passé un certain seuil, le plus haut degré de sophistication de l’IA devancerait, subjuguerait et mettrait au pas éternellement tous ses rivaux.

Une place pour l’Europe entre Stargate et DeepSeek

Or, depuis le milieu des années 2010, cette course revêt les atours d’un duel entre les États-Unis et la Chine, après une domination technologique sans partage des premiers depuis les balbutiements de ce répertoire technologique au cours des années 1940-1950. En 2023, les États-Unis étaient le premier pôle d’investissements privés dans le domaine (62,5 milliards de dollars) – loin devant leur principal rival, la Chine (7,3 milliards de dollars).

Cette dernière n’est toutefois pas en reste puisque, suivant le grand plan de développement de l’IA dévoilé par le gouvernement central en 2017, le budget public chinois s’élèverait cette année à 60 milliards de dollars – cette fois, bien loin devant les États-Unis (2 milliards de dollars, selon le dernier budget fédéral).


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La rivalité dyadique entre les États-Unis et la Chine s’est revivifiée en début d’année avec les annonces, coup sur coup, du projet Stargate de l’administration Trump (un projet de 500 milliards de dollars d’investissements privés dans les infrastructures dédiées au développement de l’IA) et des percées du chinois DeepSeek, qui se pose en concurrent sérieux des grands acteurs états-uniens de l’IA générative (OpenAI, Google et Meta).

Or, les Européens ambitionnent de briser ce jeu spéculaire. Le président français au premier chef, qui s’est bâti sa légitimité de prétendant au trône élyséen, en 2017, sur la foi de son esprit de modernité, son tropisme technophile et son projet de faire de la France une terre d’innovation – à grand renfort de signifiants tout droit sortis des garages californiens.

Une puissance française sous dépendance étrangère

Les annonces du chef de l’État sont-elles de nature à troubler le duopole sino-états-unien ? Notons que l’origine des investissements présentés s’est rapidement clarifiée.

En lieu et place d’investissements publics, il s’agirait de financements venus de grands groupes privés et étrangers – pour l’heure spéculatifs. Sur les 109 milliards d’euros annoncés, cinquante proviendraient des Émirats arabes unis (par ailleurs, premier investisseur du projet Stargate des États-Unis), vingt milliards du fonds Brookfield (États-Unis/Canada), six milliards d’Amazon, ou encore cinq milliards de l’entreprise états-unienne Digital Realty pour le financement de centres de données.

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Certes, on trouve dans le lot les investissements de MistralAI, « pépite » française de l’IA générative, présentée comme l’alternative hexagonale à OpenAI ou Google. Mais une firme à la francité toute relative, puisqu’à son capital figurent des entreprises et investisseurs étrangers, notamment des États-Unis, tels que Microsoft, IBM, Nvidia ou encore Éric Schmidt, le CEO historique de Google – autant d’acteurs qui ont peu intérêt à voir des entreprises françaises ou européennes semer le trouble dans leur oligopole.

Des paroles en apesanteur

La souveraineté numérique ne semble donc plus à l’ordre du jour. Pas plus que la régulation, du reste. Le topos d’une régulation dirimante pour l’innovation n’a jamais eu autant de succès. Et Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen n’ont pas tari d’éloges à l’égard de l’EU AI Champions Initiative, une coalition formée de grandes entreprises européennes (L’Oréal, Airbus, MistralAI, Spotify…), dont la première initiative a été d’appeler à revenir sur la réglementation en matière d’IA – dix jours seulement après l’entrée en application de l’AI Act.

France 24, 2025.

Quant à la déclaration finale sur une IA « durable et inclusive pour les peuples et la planète », signée par une soixantaine de pays et d’organisations internationales, on ne peut manquer de souligner parmi les signataires la présence de dictatures, de régimes autoritaires et d’États enclins à rogner sur les libertés et droits fondamentaux : la Chine, la Hongrie, l’Inde, l’Italie, Singapour…

Sans parler du principal sponsor du programme d’investissements français. Aux Émirats arabes unis, l’absence de liberté d’expression et la pratique de la torture et de l’esclavage sont régulièrement pointées du doigt. Au surplus, le pays a annoncé relancer et décupler ses opérations de forage d’hydrocarbures. En matière d’« inclusion » et de « durabilité », on a connu des symboles plus percutants.

Une troisième voie, sans issue ?

Le fait est que le sommet s’est tenu dans des conditions géopolitiques tendues qui ont rejailli sur l’événement. Le vice-président états-unien J. D. Vance y a réaffirmé l’objectif des États-Unis de demeurer la première puissance en matière d’IA et a menacé les Européens de représailles si leurs velléités régulatrices venaient à toucher les intérêts des entreprises de son pays. Et, de fait, les États-Unis n’ont pas signé la déclaration finale, pas plus que le Royaume-Uni, ni Israël, du reste.

Difficile dans ces conditions de parler de « succès diplomatique », d’« étape marquante » dans l’accession de la France au rang des puissances technologiques, ou de formalisation d’une « troisième voie » dans le développement de l’IA.

Sans doute, d’ailleurs, n’était-ce pas l’objectif de ce sommet. Organisé par un chef de l’État en perte de légitimité sur le plan intérieur, marginalisé au plan institutionnel et illisible sur la scène internationale, cet événement a davantage les atours d’une opération de représidentialisation. La politique étrangère comme la politique des grands travaux culturels (pensons à la réouverture de Notre-Dame) sont bien souvent les instruments de réaccumulation d’un capital politique en berne dans les affaires intérieures.The Conversation

Charles Thibout ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.