Antoine Dupont s’ennuie

La grave blessure d’Antoine Dupont, lors d’un Irlande-France d’anthologie, permettra-t-elle au capitaine des Bleus de surmonter la crise existentielle qui visiblement le ronge ? Quand on a tout gagné, reste-t-il une vie dans le sport ? se demande notre chroniqueur... L’article Antoine Dupont s’ennuie est apparu en premier sur Causeur.

Mar 12, 2025 - 18:24
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Antoine Dupont s’ennuie

La grave blessure d’Antoine Dupont, lors d’un Irlande-France d’anthologie, permettra-t-elle au capitaine des Bleus de surmonter la crise existentielle qui visiblement le ronge ? Quand on a tout gagné, reste-t-il une vie dans le sport ? se demande notre chroniqueur.


Dans The Queen’s Gambit, mini-série en sept épisodes dont j’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que j’en pense, l’héroïne, Elisabeth Harmon, en route vers les plus hautes sphères des échecs, écrase un tout jeune joueur russe d’une douzaine d’années. Comme celui-ci lui confie qu’il a un plan de carrière qui doit infailliblement le mener au sommet des classements, Harmon le déconcerte en lui lançant : « Et après ? Qu’est-ce que tu feras, après ? »

Le monde d’après

C’est le genre de scène qui fait d’un téléfilm convenu une grande expérience cinématographique. Les films « sportifs » se soucient rarement de cet « après » — sinon sous la forme « comment gèrera-t-il ses millions ? » Mais les échecs sont un sport cérébral, où l’esprit, tendu vers la victoire, ne s’en satisfait jamais.

« Et après ? » C’est la question que s’est posée Bobby Fisher un beau jour de 1973, après être devenu champion du monde en battant Boris Spassky. Il ne s’en est jamais remis.

Nombre de champions arrivés au sommet ont vu le gouffre devant eux, et ont reculé. Numéro 1 mondial, Björn Borg s’est mis sur la touche à 25 ans, expliquant : « Je sais que cela paraît fou, mais je n’ai absolument pas été déçu (sa défaite à Wimbledon en 1981). De retour au vestiaire, je n’étais pas triste. C’était étrange. Lorsque je suis rentré à l’hôtel, je n’ai plus repensé à la défaite. J’ai alors réalisé que quelque chose ne tournait plus rond. Ce scénario s’est répété à l’US Open, quelques mois plus tard. Après la victoire de John McEnroe, j’ai directement filé à la maison que je possédais alors à Long Island. J’ai sauté dans la piscine comme un vacancier. Là, en me prélassant, j’ai réalisé que la motivation n’était plus là. Ce jour-là, âgé de 25 ans, j’ai décidé d’arrêter ma carrière. Décision que je n’ai jamais regrettée. J’avais été n°1, devenir n°2 ne m’intéressait pas. » Et quelque temps plus tard, il a fait une probable tentative de suicide. Plus récemment, Ashleigh Barty, l’Australienne qui écrasait tout sur son passage, a pris sa retraite sportive à 25 ans, cédant ainsi sa place de numéro 1 mondiale à la jeune Polonaise Iga Świątek. « Et après ? » lui a murmuré la petite voix.

Si jeunesse savait…

Antoine Dupont a tout gagné très jeune. À 28 ans, il détient quatre championnats de France, deux Coupes d’Europe, une médaille d’or en rugby à sept aux derniers Jeux Olympiques, et il est désigné comme le meilleur joueur au monde. « Et puis ? » demanderait Elisabeth Harmon…

Sa contre-performance lors d’Angleterre-France (et quand Dupont renifle, toute l’équipe tousse) n’a à mon sens d’autre origine que cet ennui qui se lit dans ses yeux, pour peu que l’on y prête attention. Il est surdoué, et intelligent — une distinction dont ne s’embarrassent guère certaines des gloires de son équipe…

Il y a deux « ennuis » en français. Le plus courant, ce sentiment d’inoccupation, vient du bas latin inodiare, formé sur la locution usuelle en latin classique in odio esse « être un objet de haine » — pour les autres ou pour soi-même. C’est déjà du lourd : lorsque Racine écrit dans Bérénice « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui… », ou quand Baudelaire traite l’Ennui (majuscule, s’il vous plaît) de « monstre », il faut comprendre qu’il y a là un sens métaphysique dont la simple inoccupation est loin de rendre compte.

C’est là que nous retrouvons le second mot, bien plus savant : l’acédie.

L’acédie est à l’origine un terme à connotation christique : c’est un oubli, une négligence des obligations religieuses. Le pape Grégoire le Grand intègre l’acédie dans la tristesse, dont elle procède. Thomas d’Aquin en fait le péché-pivot, celui dont tous les autres procèdent. Car pourquoi se vautrer dans la gourmandise ou la luxure si ce n’est par ennui ?

La blessure de Dupont est très sérieuse. Une rupture des ligaments croisés du genou ne se soigne pas en deux semaines, ni même en deux mois. Peut-être lui évitera-t-elle la confrontation avec soi-même dont naît immanquablement l’acédie. Nous lui souhaitons de revenir à son meilleur niveau — et ce travailleur acharné, qui est devenu ambidextre (des mains et des pieds) par un fabuleux effort de volonté, en est bien capable. Oui — mais après ?
Il lui manque la Coupe du Monde — mais cela dépend autant de lui que de son équipe, pleine de brillantes individualités dont on espère qu’elles dureront jusqu’en 2027. Dupont a-t-il envie d’aller jusque-là ? Il aura 31 ans — oui, mais après ?

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