Sur les réseaux sociaux, l’enfer, c’est les autres ? Les nouvelles logiques de surveillance entre adolescents

Tel message a-t-il été lu ? Tel interlocuteur est-il en ligne ? Sur les réseaux sociaux, chacun est aujourd’hui observé et observateur, et cela change les relations entre adolescents.

Avr 24, 2025 - 18:17
 0
Sur les réseaux sociaux, l’enfer, c’est les autres ? Les nouvelles logiques de surveillance entre adolescents

Les réseaux sociaux mettent aujourd’hui à la disposition de tous des outils permettant de savoir si un interlocuteur est en ligne, s’il a vu tel ou tel message, depuis quel lieu il se connecte… Un suivi qui peut se muer en surveillance intrusive, créant de nouvelles pressions au quotidien et complexifiant les relations entre adolescents.


Au cours des dernières décennies, la diffusion des technologies de l’information auprès d’une large variété de publics et les possibilités associées en matière de collecte de données ont participé au développement de nouvelles formes de surveillance.

À la surveillance de masse, pensée dans sa forte verticalité, se superpose aujourd’hui une surveillance interpersonnelle, participative, pour laquelle chacun devient à la fois observé et observateur. Les adolescents sont particulièrement concernés par l’exacerbation de cette surveillance sociale.

Pour interroger les motivations et finalités de ces pratiques de surveillance entre adolescents, nous nous appuyons sur deux enquêtes qualitatives. L’une concerne les usages de plateformes telles que Snapchat et Instagram. L’autre interroge plus spécifiquement sur la surveillance par géolocalisation.

Quels outils pour quelle surveillance ?

Les vérifications de présence ou de disponibilité des pairs adolescents deviennent de plus en plus nombreuses, intrusives et le plus souvent cumulatives.

Dans ce contexte, les plateformes communicationnelles utilisées par ces jeunes publics ne sont pas neutres. Elles promeuvent des fonctionnalités qui servent directement le suivi, en ligne comme hors ligne, de l’activité des autres. Celles qui se définissent comme des messageries instantanées précisent le moment de la dernière connexion de chaque contact ou encore si un message a bien été lu. Des informations auxquelles s’ajoutent l’heure de lecture du dit message et, le cas échéant, si le destinataire est en train d’y répondre ou non.


Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !


D’autres, comme Snapchat, proposent également diverses métriques comme le Snapscore (reflet de l’activité en temps réel d’un individu) ou des mises en chiffres des amitiés avec des nombres de flammes (dont le maintien implique obligatoirement un partage quotidien de contenus). Des émoticônes traduisent aussi la fréquence et la régularité des conversations avec telle ou telle personne.

Plus intrusive encore, la SnapMap affiche sur une cartographie numérique la position géographique des pairs, qui trahit possiblement le versant hors ligne de leurs activités et déplacements.

Surveiller pour se rassurer, surveiller pour se justifier ?

Si le registre du possible s’étoffe donc en matière de surveillance, il reste à comprendre pourquoi et comment les adolescents collectent et exploitent ces informations. La curiosité est fréquemment invoquée dans les entretiens, mais ne s’impose jamais comme un argument pleinement satisfaisant : les jeunes interrogés démontrent, en pratique, des motivations plus complexes.

Certains adolescents déclarent ainsi surveiller pour authentifier, en vérifiant par exemple que la position géographique d’un proche correspond bien à ce qu’il avait déclaré ou, a minima, ne présage rien d’inattendu. Dans le même registre, d’autres utilisent la géolocalisation pour confirmer qu’un ami est bien parti en voyage, ou présent à son domicile en soirée.

Par un glissement presqu’inévitable, il s’agit alors pour les adolescents de surveiller pour prouver, anticipant que des contenus qui n’ont parfois que peu d’intérêt sur le moment pourront servir ultérieurement et, par exemple, déconstruire un mensonge. Les informations collectées deviennent alors envisagées comme des démonstrations irréfutables d’une situation vécue (capture d’écran d’une photo éphémère, d’une position géographique inattendue, etc.) et acquièrent une finalité probatoire.

La métaphore judiciaire fait d’autant plus sens ici que le fait de ne pas répondre à un message qui a été lu, de ne pas consulter la story d’une personne proche ou d’être géolocalisé chez quelqu’un qui ne fait pas l’unanimité au sein du groupe apparaît comme autant de situations qui peuvent rendre un adolescent justiciable d’une explication avec un ou des pairs.

Au sein de jeunes couples, il peut aussi devenir commun de surveiller pour se rassurer. Des adolescents esquissent l’existence d’un avant et d’un après, notamment pour Louane, collégienne de 14 ans, qui a demandé une géolocalisation réciproque avec son petit ami en justifiant qu’ils ne pourraient désormais « plus se mentir ».

D’autres formes de collecte informationnelle peuvent apparaître plus problématiques, notamment lorsqu’une jeune fille de notre enquête a oublié de désactiver sa position géographique auprès d’un garçon qu’elle décrit comme « insistant » et lui a révélé à son insu l’adresse de son domicile, ou encore lorsqu’un garçon harcelé s’est rendu au commissariat avec ses parents, sans penser lui non plus à se déconnecter de la géolocalisation, et en a subi les conséquences le lendemain.

Tensions et ambiguïtés

S’il est donc attendu de maîtriser avec une grande rigueur le partage de certains contenus et données personnelles en ligne, et que les adolescents interrogés présentent sans surprise le fait de « se faire griller » comme difficilement rattrapable, il demeure socialement complexe de se dissimuler.

Entre autres stratégies, certains jeunes adaptent leurs pratiques numériques à leurs destinataires, privilégiant l’utilisation de certains réseaux socionumériques sur lesquels ils « en montrent moins » avec des contacts bien précis. Il leur est aussi possible d’utiliser le « mode fantôme » sur Snapchat, mais l’irrégularité de son activation et de sa désactivation alimente les suspicions et la nécessité de se justifier.

Parmi les adolescents interrogés, la non-connexion aux plateformes communicationnelles est le plus souvent acceptable. Elle « se regrette parfois mais se comprend », alors que la déconnexion volontaire par intervalles est davantage assimilée à une volonté d’échapper à une surveillance réciproque qui s’est largement banalisée dans le quotidien des individus connectés. À tel point que la surveillance n’apparaît pas exclusivement comme une contrainte : son caractère bénéfique est également souligné à plusieurs reprises dans nos deux enquêtes.


À lire aussi : Géolocalisation des enfants : une nouvelle forme de surveillance parentale


Selon le contenu, et notamment lorsque celui-ci implique de fortes amitiés ou des relations sentimentales, consulter et prendre une capture d’écran d’une story est attendu. S’inquiéter d’une non-réponse après s’être assuré de la lecture d’un message est parfois bienvenu. Se renseigner de temps à autre sur la localisation géographique d’un proche peut s’apparenter à une marque d’attention, sinon un effort de vigilance rassurant.

Tout est ici question de mesure, d’une « bonne fréquence » et d’une utilisation raisonnée de la surveillance qui dessine les contours de son acceptabilité, même si « le mec qui screene trop, on l’évite dans les couloirs », reconnaît Florence, 15 ans.

Les adolescents contemporains se trouvent donc pris dans des logiques de surveillance d’une grande intensité par le biais des réseaux sociaux et plateformes communicationnelles. D’autant que cette surveillance dépasse souvent leurs relations interpersonnelles et s’étend aujourd’hui dans le cercle intrafamilial (outils de surveillance parentale et géolocalisation des enfants) ou dans le champ scolaire (avec Pronote comme puissant dispositif de collecte informationnelle).The Conversation

Yann Bruna ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.