Richard Millet, l’homme couvert de femmes
Richard Millet, tel Lazare, est ressuscité grâce au journaliste Pascal Praud qui l’invite une fois par mois sur le plateau de Cnews. Il aura donc survécu à la « fatwa » d’Annie Ernaux et à sa liste de dénonciation, après la fausse affaire Breivik, prétexte à exclure du comité de lecture de Gallimard un écrivain de talent, mais dont la chaise fait en bois du Limousin n’est pas tournée dans la bonne direction : le camp progressiste... L’article Richard Millet, l’homme couvert de femmes est apparu en premier sur Causeur.


Richard Millet, tel Lazare, est ressuscité grâce au journaliste Pascal Praud qui l’invite une fois par mois sur le plateau de Cnews. Il aura donc survécu à la « fatwa » d’Annie Ernaux et à sa liste de dénonciation, après la fausse affaire Breivik, prétexte à exclure du comité de lecture de Gallimard un écrivain de talent, mais dont la chaise fait en bois du Limousin n’est pas tournée dans la bonne direction : le camp progressiste. L’écrivain, dont le style ressemble au Gange funèbre qui charrie les cadavres putréfiés de la pensée woke, faisant hurler sur chaque rive les dévots d’un système culturel moribond, publie la suite de son journal intime, le quatrième tome, qui couvre les années 2011 à 2019. Et comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, son éditeur a décidé de rééditer le troisième tome publié par le regretté Pierre-Guillaume de Roux. Le livre était devenu introuvable. Il ravira les fidèles du diariste d’autant plus que ce tome couvrant les années 2000 à 2003 est publié dans une version entièrement revue et notablement augmentée. Remercions au passage la fidélité de son éditeur, Olivier Veron, patron des Provinciales.
Invisible ? Oublié ?
Richard Millet évoque longuement son exclusion sociale, pour ne pas dire sa « mort » sociale, dans le tome IV. Je n’y reviendrai pas. Ou seulement pour rappeler les mots de Frédéric Fredj rapportés par Millet lui-même : « Si vous aviez réellement fait l’éloge de Breivik, vous auriez été inculpé par un tribunal. Cela me suffit. » Rappelons qu’Anders Breivik est un terroriste d’extrême droite qui a perpétré et revendiqué les attentats d’Oslo et d’Utøya qui ont fait un total de 77 morts et plus de 300 blessés, le 22 juillet 2011. Millet a été exclu de chez Gallimard en 2016 après avoir publié un texte critique dans la Revue Littéraire, en partie repris dans Le Point, où il passait à la moulinette une romancière « maison » dont je tairais le nom. La romancière, au lieu d’exiger un droit de réponse, a demandé, et obtenu, la tête de Millet. C’est un peu curieux de la part de la maison Gallimard d’avoir cédé quand on sait que, par exemple, l’antifasciste André Malraux côtoyait le fasciste Pierre Drieu la Rochelle. Mais c’était une autre époque. C’était surtout des écrivains d’un autre niveau. Millet raconte tout cela dans le feu de l’action, sur un ton étrangement détaché, comme s’il était l’un des derniers acteurs d’un monde où l’honneur et la fraternité avaient un sens.
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Ce qui m’intéresse plus particulièrement, c’est de lire le Millet qui écoute de la musique classique, flâne sous le crachin breton, donne des coups de pied, ici et là, à un système vermoulu, à de pâles copistes sans talent, sans charisme, qui auront totalement disparu dans une dizaine d’années, peut-être même avant, et qui pensent avoir révolutionné la littérature. Certaines de ses phrases tuent davantage que les kalachnikovs des soldats du Hezbollah qu’il a vus à l’œuvre à Beyrouth. Il regarde avec un léger mépris tous ces écrivains de salon qui n’ont jamais quitté le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Millet : « Contrairement à tant d’écrivains, je n’ai pas de figure prostitutionnelle : fume-cigarette de Sollers, clope de Houellebecq, chemise blanche de BHL, etc. Je suis invisible – bientôt oublié, mais moins que d’autres, ou pas aussi vite… » J’aime cependant qu’après la mort de Dominique Rolin, Sollers et Millet s’embrassent dans le couloir directorial de « la banque centrale », entendez Gallimard. C’est la condition humaine qui dicte les mouvements de ce ballet des spectres où l’on commet parfois un meurtre par pure jalousie. Le Millet qui me touche le plus, c’est celui qui tente de décrire son Limousin natal, sa « vie parmi les ombres ». Le monde paysan va disparaître et avec lui, la science des saisons, le respect du travail bien fait et la silhouette roide de la femme courage devant la tombe du maquisard, son époux. Millet est touchant quand il regarde la mer, dans un appartement donnant sur l’embouchure de la Rance, Saint-Malo, la tombe de Chateaubriand sur le Grand Bé. « Tu viens de passer une semaine avec une agréable et généreuse jeune femme, écrit-il, qui aime la vie bien plus que tu ne le fais, et qui se bat pour savoir si elle atteindra l’âge de quarante ans. » Béatrice, son épouse, a une tumeur au sein. C’est le basculement. Et pourtant il laisse les autres femmes entrer dans son existence. Il y a K., J., O., Emily… Ses journées sont bien remplies ; d’une femme l’autre, dirait Bardamu. La substance féminine se déploie comme la vague sur la plage du Sillon. Il y aura aussi la châtelaine, et puis… chut ! Sa figure féminine imposée : le carré. Millet : « Complémentarité de quatre femmes, ou bien signe d’un impossible équilibre sensuel, sans lequel je m’effondrerais ? Manière de fuite ? Suis-je immoral – perdu ? Incapable de vivre autrement qu’en mes contradictions, qui me mènent souvent au pire ? » Il ajoute, comme séduit par la confession : « Je fais ce que je peux d’un corps qui est un poids dangereux pour mon esprit… » Introspection qui jette un éclairage shakespearien sur l’écrivain. C’est peut-être là qu’il est le plus poignant, Millet, à l’opposé de ses prophéties qui le condamnent au désert. Millet : « Marche dans la forêt sous la pluie. K. ramasse des châtaignes. Je regarde les feuilles mortes, les branches mouillées, laissant chanter en moi la musique de Pärt. »
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Ivresse
Parfois une scène qu’il décrit ravive en moi un lointain souvenir dionysiaque. C’est dans le tome III. Il est en voyage à Vézelay, avec une certaine Carine, pour une rencontre avec des lecteurs. Puis c’est le dîner sur la colline inspirée chère à Jules Roy. « Le soir descend, violacé, sur la vallée. Joie profonde… » Tout le monde est ivre. À minuit, direction la tombe de Bataille, sauvage et grise, pour y verser de la prune de Souillac. Une voix s’élève pour évoquer celle de Maurice Clavel. Réponse tonitruante de Millet : « On s’en fout ! » Et d’ajouter, titubant entre les stèles : « Allons plutôt honorer celle d’Ysé et de la fille adultérine de Claudel ».
À présent, relire les romans de Millet en cherchant les figures féminines qui s’y cachent…
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