Pourra-t-on un jour prédire les séismes ? Le débat agite la communauté scientifique
Avant qu’un séisme se déclenche, y a-t-il des signaux précurseurs mesurables ? La communauté des géologues n’a pas encore atteint de consensus sur cette problématique.

Savoir prédire les séismes permettrait de sauver de nombreuses vies chaque année. La grande question est de savoir si, avant qu’un séisme se déclenche, il pourrait y avoir des signaux précurseurs mesurables. La communauté des géophysiciens n’a pas encore atteint de consensus sur cette problématique.
Les tremblements de terre et les tsunamis qu’ils génèrent ont causé la mort de près d’un million de personnes au cours des vingt-cinq dernières années. Des systèmes d’alerte existent, mais ils sont basés sur les premiers signaux émis par le séisme, et ne procurent donc que quelques secondes d’alerte avant les premières secousses, quelques dizaines de minutes avant le tsunami éventuel. Si des progrès importants sont réalisés pour améliorer ces systèmes, ceux-ci sont intrinsèquement limités en termes de temps d’alerte, car ils n’utilisent que des signaux émis par un séisme déjà initié.
Pour alerter plus de quelques secondes en avance, il faudra donc être capable de prédire les séismes avant que ceux-ci ne se déclenchent. Pourra-t-on un jour atteindre cet objectif ?
Les humains ont cherché à prédire les tremblements de terre depuis bien longtemps. Dans les années 1970, de nombreux scientifiques ont pensé que cet objectif était à portée de main. En Californie, un séisme semblait se produire tous les vingt-deux ans, ce qui a poussé les sismologues à prédire qu’un tremblement de terre se produirait, selon ce schéma de récurrence, en 1988. Mais le séisme annoncé n’eut lieu qu’en 2004, et devant l’échec de cette prédiction, la communauté scientifique devint, dans les années 1990, de plus en plus sceptique à l’idée de la prédictibilité des séismes. Cet évènement a rendu l’idée de prédire les séismes « taboue » durant de longues années, en particulier aux États-Unis, où toute mention du terme « prédiction » a été proscrite. Elle reste aujourd’hui considérée comme impossible par une grande partie de la communauté.
Néanmoins, les travaux expérimentaux et théoriques suggèrent l’existence d’une phase de préparation des séismes. Les données sismologiques (qui enregistrent les vibrations du sol) et géodésiques (qui enregistrent les déplacements du sol) sont en forte croissance et nous donnent des informations de plus en plus fines sur ce qu’il se passe en profondeur. Dans ces conditions, la prédiction des séismes restera-t-elle impossible pour toujours ?
Qu’est-ce qu’un séisme ?
Un séisme est un glissement rapide entre deux « blocs de Terre » le long de l’interface qui les sépare : une faille. Les plus grands « blocs de Terre » sont connus sous le nom de plaques tectoniques. Celles-ci se déplacent lentement (quelques millimètres par an) les unes par rapport aux autres, mais leur mouvement relatif est largement bloqué le long des failles qui les séparent. Les failles étant bloquées, et les plaques n’arrêtant pas de se déplacer, un « déficit de glissement » s’accumule. Ce déficit est compensé, en quelques secondes, lors d’évènements rares mais violents : les séismes.
Mais alors, se pourrait-il que le glissement rapide se produisant lors des séismes commence avec un glissement lent accélérant jusqu’à la rupture sismique ? C’est ce que montrent les expériences réalisées en laboratoire et ce que prédisent les modèles physiques.
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Les expériences et les modèles suggèrent l’existence d’une phase préparatoire des séismes pendant laquelle le glissement lent s’accélère et s’étend progressivement jusqu’à atteindre une taille critique à partir de laquelle un séisme se déclenche. Cette taille critique est très faible dans la plupart des expériences réalisées en laboratoire, car ces expériences sont réalisées sur des « failles » de très petites tailles parfaitement planes et homogènes.
Des travaux théoriques ont montré que cette taille critique peut être beaucoup plus grande et la durée de la phase préparatoire beaucoup plus longue (et donc potentiellement détectable) pour des failles hétérogènes qui sont beaucoup plus réalistes que les failles homogènes planes des expériences en laboratoire.
Observe-t-on des signaux avant les séismes ?
Si l’on observe bien des signaux pré-sismiques en laboratoire, cela est beaucoup plus difficile sur des failles naturelles. La raison est simple : les capteurs sont beaucoup plus loin. Les chercheurs utilisent essentiellement deux types de capteurs : les capteurs sismologiques et les capteurs géodésiques. Les capteurs sismologiques (les sismomètres) enregistrent les vibrations du sol, alors que les capteurs géodésiques (tels que les GPS) mesurent les déplacements du sol.
Pour rechercher des indices de glissement lent le long des failles, il semble ainsi naturel de regarder les données GPS. Malheureusement, lorsque l’on regarde les déplacements mesurés par GPS dans les heures, ou les jours, précédant les grands séismes, on voit essentiellement ce que l’on appelle du bruit, c’est-à-dire des signaux qui n’ont pas une origine tectonique, mais qui sont dus à des erreurs de correction dans le traitement de données GPS. Ce bruit masque tout potentiel signal pré-sismique qui serait nécessairement de faible amplitude. Comment pourrait-on ainsi extraire un signal de faible amplitude « noyé » dans des données bruitées ?
Nous avons proposé une approche, dans un article publié en 2023 dans le journal Science, pour augmenter le rapport signal sur bruit et faire ressortir de potentiels signaux de faible amplitude. L’approche ne vise pas à prédire les séismes, mais à explorer l’existence de signaux faibles en « stackant » (c’est-à-dire, simplement, en additionnant) toutes les données GPS enregistrées avant tous les grands séismes.
Bien sûr, additionner brutalement toutes les données n’aurait pas de sens, car selon le type de séisme et la configuration source-station les déplacements potentiellement générés par un hypothétique glissement précurseur ne seront pas tous dans la même direction. Nous avons donc calculé tous les déplacements attendus sur chaque station avant chaque grand séisme, puis nous avons calculé le produit scalaire entre les déplacements attendus et les déplacements observés.
Le produit scalaire est une mesure de la cohérence entre les déplacements attendus et observés. Si les déplacements observés sont plus ou moins dans la même direction que les déplacements attendus, leur produit scalaire sera positif. Dans le cas contraire, il sera négatif. Ainsi, si les mesures GPS ne contiennent que du bruit sans rapport avec un potentiel signal pré-sismique, les produits scalaires ont une probabilité égale d’être positif ou négatif, et sommer un grand nombre de ceux-ci devrait donner un résultat proche de 0. Au contraire, si les mesures GPS contiennent un signal pré-sismique faible, on s’attend, en sommant un grand nombre de produits scalaires, à obtenir des valeurs plutôt positives.
Ainsi, nous avons sommé les produits scalaires des déplacements attendus et observés toutes les cinq minutes pendant les 48 heures précédant tous les évènements de magnitude supérieure à 7. Cela représente un total de 3 026 séries temporelles GPS enregistrées avant 90 séismes (Figure 1).
Le résultat est une série temporelle décrivant la cohérence entre les déplacements attendus et les déplacements observés en fonction du temps avant les grands séismes (Figure 2).
Cette série temporelle montre une augmentation de la cohérence entre déplacements attendus et observés dans les deux heures précédant les séismes, qui pourrait être la trace d’une accélération du glissement lent pré-sismique aboutissant à la rupture sismique. Le signal est subtil, mais nous avons reproduit l’exercice sur des données enregistrées à 100 000 dates différentes (ne précédant pas des séismes) et obtenu un signal similaire dans seulement 0,3 % des cas, ce qui en fait un signal statistiquement très significatif.
Signal pré-sismique ou bruit ?
Étant donné les implications potentielles, nous avons publié avec l’article tous nos codes et toutes nos données pour que la communauté scientifique puisse vérifier et travailler sur des approches alternatives, auxquelles nous n’aurions pas pensé.
Quatre jours après la publication de l’article, deux scientifiques américains, reconvertis dans la vulgarisation scientifique, ont publié, sur leur blog, un article faisant état de doutes concernant l’origine tectonique du signal. Cet article a eu un fort écho médiatique, en raison de l’activité de vulgarisateur des auteurs et de la force de l’argument principal avancé : après avoir corrigé les données GPS de ce que les auteurs considèrent comme du bruit (des fluctuations dans les données qu’ils considèrent non liées à l’activité tectonique), le signal disparaît du stack. La conclusion des auteurs de ce blog est que le signal est le résultat d’une coïncidence malchanceuse de facteurs improbables faisant apparaître du bruit GPS comme un signal tectonique.
Nous avons récemment publié un article dans le journal Seismica montrant que la probabilité d’une telle coïncidence est extrêmement faible, et avancé l’hypothèse que la correction de bruit proposée puisse altérer la détection d’un signal réel.
À ce jour, la communauté scientifique est partagée et le débat autour de cette question est plus vivant que jamais. Un débat en ligne a même été organisé entre les auteurs du blog et nous-mêmes devant un parterre de scientifiques (une première dans la communauté scientifique travaillant sur les séismes). Les termes du débat sont extrêmement techniques et l’issue est incertaine.
La multiplication des stations GPS (et des autres instruments géophysiques) apporte un nombre croissant d’observations à mesure que de nouveaux séismes se produisent et laisse augurer le fait que, si les experts ne parviennent pas à déterminer l’origine du signal, le temps le fera – le signal devenant de plus en plus, ou de moins en moins, clair à mesure que de nouvelles données seront ajoutées au stack.
À quand la prédiction ?
Si le signal s’avère être le résultat d’une combinaison malencontreuse de bruit corrélé, alors la perspective de la prédiction s’éloignera encore un peu plus. Si le signal s’avère être la preuve d’une phase de glissement préparatoire des séismes, alors cette perspective se rapprochera un peu. Un peu seulement, car, même dans cette hypothèse, l’approche que nous avons proposée ne pourra malheureusement pas prédire les séismes.
En effet, celle-ci utilise toutes les données enregistrées avant tous les évènements passés en faisant l’hypothèse que l’épicentre et les mécanismes des séismes sont connus. Elle ne saurait ainsi avoir une quelconque ambition prédictive.
On considère généralement qu’un stack amplifie le rapport signal sur bruit d’un facteur égal à la racine carrée du nombre d’observations. Dans notre cas, cela voudrait dire que le signal identifié sur la figure 2 a été amplifié d’un facteur 55 grâce au stack. Il faudrait donc augmenter la sensibilité (ou réduire le bruit) des enregistrements GPS d’un facteur (au moins) 55 pour être capable d’identifier un signal sur une station unique.
De tels progrès représentent des avancées technologiques majeures et sont improbables dans les années à venir. Cependant, si l’existence d’une phase préparatoire (potentiellement observable) des séismes se confirme, cela motiverait certainement le développement de technologies nouvelles et le déploiement de réseaux de stations denses qui pourraient faire de la prédiction des séismes une perspective pas si lointaine.
Quentin Bletery a reçu des financements de l'European Research Council (ERC).