Pierre Lellouche/Ukraine: une guerre pour rien?

Pierre Lellouche ne s'attendait pas à la brutalité de Donald Trump à l'égard de Kiev ni à ce qu'il refonde la puissance américaine sur le modèle de la Chine ou de la Russie. L'ancien ministre de François Fillon, excellent connaisseur des questions stratégiques, appelle les Européens, jusqu'ici grands cocus de cette affaire, au réarmement... L’article Pierre Lellouche/Ukraine: une guerre pour rien? est apparu en premier sur Causeur.

Mar 14, 2025 - 12:11
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Pierre Lellouche/Ukraine: une guerre pour rien?

Pierre Lellouche ne s’attendait pas à la brutalité de Donald Trump à l’égard de Kiev ni à ce qu’il refonde la puissance américaine sur le modèle de la Chine ou de la Russie. L’ancien ministre de François Fillon, excellent connaisseur des questions stratégiques, appelle les Européens, jusqu’ici grands cocus de cette affaire, au réarmement.


Causeur. La Russie et les États-Unis ont entamé des négociations bilatérales visant à mettre fin à la guerre en Ukraine… sans les Ukrainiens ! Les Américains sont-ils en train de les lâcher ?

Pierre Lellouche. Malheureusement, tout cela était parfaitement prévisible. Donald Trump avait annoncé son intention de mettre fin rapidement à ce conflit, qu’il jugeait « ridicule ». Je persiste pour ma part à penser que cette guerre, qui a fait un million de tués et de blessés des deux côtés, aurait pu être évitée, voire stoppée depuis avril 2022, comme je le démontre en détail dans mon dernier livre Engrenages1. Les Russes souhaitent également y mettre fin rapidement, car elle représente non seulement de lourdes pertes humaines, mais elle pèse fortement, à long terme, sur l’économie. En revanche, ce que je n’avais pas prévu, c’est la brutalité du nouveau président des États-Unis à l’égard des Européens, de l’Ukraine et de Volodymyr Zelensky en particulier. Trump inaugure une Amérique révisionniste, nationaliste et même impérialiste, à l’instar des autres grandes puissances, la Chine et la Russie. Avec lui, les États-Unis rompent avec ce qu’ils étaient depuis 1945 : le leader de l’Occident et le promoteur d’un ordre mondial fondé sur le droit. Cela s’accompagne d’un profond bouleversement à l’intérieur de l’État fédéral et de ses institutions, dans le but de retrouver ce qu’il qualifie de « vraies valeurs de l’Amérique ». Mais cette brutalité fait partie d’une stratégie, dont le but est de convaincre les Ukrainiens que la poursuite du conflit est une voie sans issue.

En somme, nous devons nous adapter à un monde où seuls comptent la force et les intérêts ?

Exactement. Nous vivons tout simplement le retour aux relations internationales d’avant 1918 et les illusions du wilsonisme. Mon vieux maître Henry Kissinger aurait adoré. C’est le retour au congrès de Vienne et au jeu d’équilibre des grandes puissances…

Revenons à l’Ukraine. N’y avait-il vraiment pas une autre issue, plus conforme au droit et à la morale ?

Il n’y en a jamais eu. La vérité est que les Ukrainiens ne pouvaient pas gagner cette guerre ni reprendre militairement les territoires perdus. Aujourd’hui, sans les livraisons d’armes américaines, l’Ukraine ne pourra pas simplement continuer cette guerre. Zelensky lui-même l’a reconnu publiquement.

Les Européens ne peuvent-ils pas remplacer le soutien américain ?

Non ! Les Européens ne disposent pas d’armements équivalents aux lance-roquettes HIMARS, aux systèmes de défenses sol-air NASAMS et Patriot ou au système de communication par satellite Starlink. Surtout, leurs arsenaux sont vides et leurs usines tournent insuffisamment, faute de commandes. Le Vieux Continent se révèle être le grand cocu de l’opération. Comme l’avait dit le journaliste américain David Ignatius, bon connaisseur de ces affaires, « les États-Unis ont saigné l’armée russe en laissant la note du boucher aux Ukrainiens ». Les Européens, eux, n’avaient aucun objectif stratégique réfléchi dans cette guerre par procuration commencée par Joe Biden en avril 2022. La véritable grande surprise stratégique de ce conflit, en dehors de l’utilisation massive de drones qui est venue plus tard, c’est la résistance des Ukrainiens et la débâcle de l’armée russe au cours des premières semaines de combat. A Moscou et à Washington, on pensait que la guerre serait pliée en trois jours. C’est cet échec russe qui a encouragé Biden, dès avril, à réarmer l’Ukraine de manière significative afin d’infliger une leçon à Vladimir Poutine et, comme l’avait déclaré le ministre américain de la Défense de l’époque Lloyd Austin, « lui ôter l’envie de recommencer ». Les Européens, quant à eux, se sont contentés de suivre Biden, espérant qu’il remporte cette guerre. Ils se sont comportés dans cette affaire comme des supporteurs enthousiastes d’une équipe de football qui ont payé leur ticket sans participer au match, en partie parce qu’après trente années de désarmement budgétaire, ils n’en avaient pas les moyens.

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Si les Américains ont fait la guerre par procuration pour bouter les Russes hors d’Ukraine, pourquoi ne dit-on pas qu’ils l’ont perdue, cette guerre ?

Ce serait reconnaître qu’on s’est trompé depuis le début. Biden, à Varsovie, avait présenté cette guerre comme celle « du bien contre le mal ». Qu’on ne pouvait donc pas perdre. Quant à Poutine, qu’il appelait « le tueur », il devait « partir ». Or Poutine est toujours là. Quant à Macron, il désigne la Russie comme « une menace existentielle pour l’Europe ». Alors pourquoi ne pas l’avoir combattue directement ? Et comment accepter la défaite de l’Ukraine aujourd’hui, sans accepter qu’elle est aussi la défaite de l’Europe elle-même ? En nous engageant à moitié dans cette guerre par procuration derrières les Américains, nous avons pris le risque que la défaite soit aussi celle de l’Europe, ce que naturellement nos dirigeants somnambules ne peuvent pas admettre.

Si l’état des arsenaux des pays européens était aussi déplorable, de quoi Poutine avait-il peur ? Pourquoi lancer une guerre contre un tigre de papier ?

C’est une longue histoire qui remonte à la chute de l’URSS il y a trente-quatre ans. À la fin de la guerre froide, les Russes espéraient que la dissolution du pacte de Varsovie serait suivie par celle de l’OTAN et que l’Ukraine resterait dans leur zone d’influence et certainement pas dans l’Alliance atlantique. Bill Clinton était de cet avis lorsqu’il est arrivé à la Maison-Blanche en janvier 1993. Mais sous la pression des Polonais, des Hongrois et d’autres pays de l’Est, qui refusaient de rester « en suspens » après la chute du mur de Berlin, la politique de Washington a évolué. Il ne faut pas oublier non plus la pression exercée par l’appareil militaro-industriel et technocratique de l’OTAN à Bruxelles, en quête d’une nouvelle raison d’être. Cela explique notamment l’engagement de l’OTAN en Afghanistan, où son rôle n’était pourtant nullement défini. Ce changement de politique américaine s’est opéré contre l’avis des meilleurs stratèges américains, de Henry Kissinger à Zbigniew Brzezinski, en passant par George Kennan, le père de la stratégie du containment (endiguement ). Quant aux Russes, ils n’ont pas cessé de protester contre les élargissements successifs de l’OTAN, mais personne ne les écoutait. Puis, lorsque Poutine est parvenu au pouvoir en 1999-2000, les Ukrainiens ont commencé progressivement à exprimer le souhait d’adhérer à l’OTAN (le président ukrainien Iouchtchenko lui-même me l’a confirmé en 2004 lors de ma visite à Kiev en tant que président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN). Or c’était insupportable pour les Russes. En 2007, Poutine prononce son célèbre discours, dans lequel il accuse les États-Unis de chercher à dominer un monde unipolaire contre la Russie mais personne, là encore n’écoute.Pour le sénateur John McCain, la Russie n’était rien d’autre qu’une « grosse station d’essence avec des bombes atomiques ». L’année suivante, lors du sommet de Bucarest, en mars 2008, George W. Bush annonce, comme point d’orgue de la fin de son deuxième mandat, l’élargissement de l’OTAN à la Géorgie et l’Ukraine, donc jusqu’aux frontières de la Russie. Nicolas Sarkozy et Angela Merkel lui demandent alors de renoncer à cette politique, sous peine de déclencher une guerre. Cependant, le compromis trouvé à l’issue du sommet ne fera qu’aggraver la crise. Le texte stipulait que l’Ukraine et la Géorgie « avaient vocation à intégrer l’OTAN », mais sans pour autant fixer de date. Résultat, ils se sont retrouvés sans défense face à des Russes, désormais convaincus que, s’ils ne faisaient rien, Kiev intégrerait l’Alliance atlantique. Cet été-là, les Russes ont envahi la Géorgie.

Le point de départ, c’est que la Russie refuse d’avoir des États pleinement souverains à ses frontières. Cette exigence (qui piétine celle des peuples à décider des moyens de leur sécurité) est-elle légitime ?

C’est le sort des États qui ont la malchance d’être frontaliers des très grandes puissances. Voyez comment Trump traite des pays amis comme le Canada, le Mexique ou Panama ! À Cuba, les Américains n’ont pas accepté le déploiement de missiles nucléaires russes à portée de leur territoire. Poutine ne dit pas autre chose s’agissant de l’Ukraine. Et il me l’a dit en face en septembre 2013, juste avant Euromaïdan2 et la crise de Crimée. C’est sans doute contestable au niveau de la morale et des grands principes du droit international. Mais qu’est-ce que le droit international sinon le résultat du rapport de force entre les nations ?

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Aujourd’hui, quels sont les objectifs russes ? Quel est le prix minimum que Poutine acceptera pour signer une paix avec l’Ukraine ?

Contrairement aux Occidentaux, qui n’ont jamais, depuis trente ans, articulé une politique cohérente vis-à-vis de l’Ukraine, les Russes, eux, sont constants en politique étrangère. Ils ont quatre objectifs principaux, annoncés dès avant la guerre. Ils exigent tout d’abord la neutralité de l’Ukraine, c’est-à-dire la garantie de l’Occident qu’elle ne rejoindra pas l’OTAN. La triste ironie de cette affaire, c’est que, tout en prétendant le contraire, ni Obama ni Biden ne souhaitaient voir l’Ukraine entrer dans l’OTAN. Et Trump encore moins bien sûr. Une guerre pour rien, donc ! Leur deuxième condition est, bien entendu, de conserver la Crimée et le Donbass, là aussi une position russe constante depuis 1991. C’est pourquoi leur effort militaire se concentre aujourd’hui sur la reconquête totale des quatre oblasts du Donbass. Le troisième objectif est la levée des sanctions et le rétablissement de relations commerciales normales, en priorité avec les États-Unis et, accessoirement, avec l’Europe. L’économie russe a besoin de la technologie occidentale et souhaite éviter une dépendance totale vis-à-vis de la Chine. Enfin, leur dernier objectif, qu’ils poursuivent depuis longtemps, est de reconfigurer l’architecture de sécurité en Europe.

C’est-à-dire ?

Repousser le plus loin possible les forces de missiles et de défense antimissile que l’OTAN et les États-Unis ont déployées près de la Russie. Ils souhaitent également un accord sur les armes nucléaires intermédiaires, qui, rappelons-le, faisaient l’objet du traité de 1987, dit « INF », abandonné depuis.

Quelle position la France devrait-elle adopter ?

Notre problème est d’éviter que la négociation se fasse au-dessus de notre tête et qu’ensuite un accord bâclé conduise à une nouvelle guerre. Sauf que, après avoir longuement hésité et même alerté sur le danger d’ « humilier » la Russie, Emmanuel Macron est désormais en rupture totale avec Poutine. Pour ne rien arranger, la situation politique et économique de la France fait qu’elle ne compte plus guère aux yeux des États-Unis. Résultat, je ne vois pas comment nous pourrions faire autrement qu’acquiescer à ce que décideront les Russes et les Américains. Ce qu’a fait Macron à Washington le 24 février dernier.

Rencontre triatérale entre Donald Trump, Emmanuel Macron et Volodomyr Zelensky au palais de l’Élysée, en marge de la cérémonie de réouverture de la cathédrale Notre-Dame de Paris, 7 décembre 2024 © Ukrainian Presidency/SIPA

Mais la France et le Royaume-Uni ne disposent-ils pas de moyens militaires suffisants pour se déployer en Ukraine et y garantir la paix ?

Le scénario le plus probable, c’est celui de la neutralité de l’Ukraine, reconnue par la communauté internationale, c’est-à-dire par le Conseil de sécurité des Nations unies, et garantie par des puissances extérieures. C’est dans ce contexte qu’intervient la proposition des Français et des Britanniques d’engager leurs forces en Ukraine pour « garantir la paix ». Mais, pour ce faire, ils souhaitent l’appui logistique et aérien au minimum des États-Unis. Or les Américains ont déjà précisé qu’ils n’avaient ni l’intention d’intervenir en Ukraine, ni de donner la moindre garantie de sécurité, y compris au titre de l’article 5 du Traité de l’Atlantique nord, aux troupes européennes qui s’engageraient en Ukraine. C’est la raison pour laquelle les Allemands, les Italiens et les Polonais ne souhaitent pas participer à une telle force.

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Pourtant, Zelensky, après avoir perdu le soutien américain, avait demandé à l’Europe 200 000 soldats…

Sauf que cette armée n’existe pas ! L’Angleterre et la France peuvent engager 30 000 à 40 000 hommes sur une ligne de front de mille kilomètres. Pour donner un ordre de grandeur, environ un million de soldats, de part et d’autre, sont déployés le long de ce front.

Qui vous garantit que, si Poutine obtient satisfaction sur ses quatre points, il s’arrêtera là ? Ne sera-t-il pas tenté de pousser l’avantage, comme après 2014, et de déstabiliser les pays baltes et la Moldavie ?

Je pense que les objectifs de la Russie consistent fondamentalement à arrêter l’expansion de l’OTAN et à neutraliser une Ukraine dont elle contrôlera la partie orientale. Poutine n’a pas pour plan de conquérir l’Europe, il n’en a pas les moyens. En trois ans, la Russie n’a même pas été capable de conquérir l’Ukraine, un pays qui compte aujourd’hui moins de 30 millions d’habitants.

Admettons que Poutine se borne à cette ambition « mesurée ». En quoi cela nous prémunit-il contre l’appétit de ses successeurs ?

La meilleure façon d’éviter les tentations bellicistes russes dans cinq ou dix ans est de faire en sorte que les principales nations européennes soient capables de se défendre, plutôt que de rester désarmées. Je ne prétends pas prédire les décisions des dirigeants russes à l’avenir, car cela dépendra en grande partie de l’évolution des relations entre la Russie et l’Occident. S’il y a une reprise des échanges économiques, nous pourrions nous retrouver dans un monde complètement différent. En tout cas, les grands États européens doivent redécouvrir qu’ils étaient jadis des puissances souveraines et qu’ils doivent le redevenir. Jean-Jacques Rousseau disait que « la servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer ». Les Européens ont adoré l’OTAN. Il va leur falloir apprendre à s’en passer.

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Si vous étiez au pouvoir, quelle armée française construiriez-vous pour 2030-2035 ?

Vous avez raison de vous projeter à cette échéance, car il faudra au moins cinq à dix ans pour remettre en route l’industrie de l’armement à un niveau sérieux. L’impératif, dans l’immédiat, est d’abord de conserver, ne serait-ce qu’à minima, l’Alliance atlantique et une présence américaine. Parallèlement, il faut que les Européens se chargent de leur propre sécurité à commencer par la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie. La réponse en tout cas ne viendra pas de Bruxelles. Il faut s’arrêter, comme le disait le général de Gaulle, de sautiller en criant « Europe de la défense » ou « souveraineté européenne ». De son côté, Bruxelles ferait mieux de mettre fin à sa taxonomie qui interdit aux entreprises européennes pétrolières, gazières et militaires l’accès aux crédits, et qui empêche les banques européennes de financer l’industrie de l’armement. Il faut donner au contraire une priorité communautaire à l’achat d’armement européen, seule condition d’un ruissellement économique sur le reste de notre économie. Enfin il conviendra sans doute de remobiliser nos pays en réintroduisant le service militaire obligatoire. Si chacun des grands pays entreprend ce réarmement, quantitatif et qualitatif, il sera possible de construire une force européenne coordonnée, appuyée sur la dissuasion du Royaume-Uni et de la France, qui sera crédible aux yeux des Russes. Cela est tout à fait à la portée de l’Europe actuelle. Mais l’alternative, comme je le crains et le dis dans mon livre, c’est que rien de tout cela ne se passe et que, après avoir perdu son socle sécuritaire américain, l’Europe finisse par imploser. On verrait alors se reposer la question allemande, avec le risque d’une nucléarisation de l’Allemagne au moment même où la jeunesse du pays menace d’être tentée par l’AFD.


  1. Engrenages : la guerre d’Ukraine et le basculement du monde, Odile Jacob, 2024. ↩
  2. Les manifestations survenues en Ukraine suite au refus du gouvernement de signer un accord d’association avec l’Union européenne ↩

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