Maestro !

À l'heure où la Corrida est menacée, Albert Serra propose un film à couper le souffle sur le torero Andrés Roca Rey, afin de faire revivre cette tradition et nous en faire découvrir la richesse... L’article Maestro ! est apparu en premier sur Causeur.

Mar 22, 2025 - 14:19
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Maestro !

À l’heure où la Corrida est menacée, Albert Serra propose un film à couper le souffle sur le torero Andrés Roca Rey, afin de faire revivre cette tradition et nous en faire découvrir la richesse.


On plaint les confrères critiques qui risquent d’avoir du mal à imposer des articles sur le film du cinéaste espagnol Albert Serra, Tardes de soledad, et on se réjouit haut et fort, a contrario, que ce ne soit absolument pas le cas dans ces colonnes ! Car, oui, la tauromachie, sous toutes ses formes et toutes ses expressions, a littéralement bien mauvaise presse en France. Il est fini depuis belle lurette le temps béni où les lecteurs du Monde pouvaient se régaler à la lecture des chroniques taurines de Francis Marmande et ceux de Libération à celles de Jacques Durand, pour ne citer que ces deux plumes ô combien inspirées. Seuls désormais les quotidiens régionaux du Sud consacrent quelques pages à la corrida au moment des ferias. C’est dire si un film de deux heures sur un torero péruvien a toutes les chances de passer à la trappe, sacrifié sur l’autel de la bien-pensance qui sévit même en Espagne. Raison de plus pour dire tout le bien qu’on pense de ce film exceptionnel. On connaît le talent iconoclaste d’Albert Serra. Ses films ressemblent la plupart du temps à de saines et superbes provocations au bon sens du terme. Qu’il s’agisse, entre autres, de filmer Jean-Pierre Léaud dans La Mort de Louis XIV, film crépusculaire, ou de donner enfin à Benoît Magimel un rôle à la hauteur de son vertigineux talent avec Pacifiction: Tourment sur les îles. Cette fois, le héros s’appelle Andrés Roca Rey, né le 21 octobre 1996 à Lima, au Pérou, et devenu matador en 2015 dans les arènes de Nîmes sous la houlette d’Enrique Ponce et en présence de Juan Bautista. Tout a commencé bien avant, aux arènes de Lima, la Plaza de Acho, quand le 26 novembre 2006, âgé de 10 ans, le futur torero a rencontré un maestro de légende, El Juli.

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À son propos, son ancien compatriote et prix Nobel de littérature, Mario Vargas Llosa n’a pas hésité à écrire : « Il représente le torero magique dont Manolete et Luis Procuna furent emblématiques mais aussi le toreo souriant, festif, joueur. » De fait, on pourrait le surnommer « Andrés Gueule d’Ange » tant son sourire est rémois. Pour le reste, c’est lui qui l’écrit autant avec sa sueur et son sang qu’avec son courage et son art sans pareil. Le film est à sa hauteur de prodige. On n’a jamais vu des corridas filmées de la sorte, au plus près du taureau, du torero et de sa cuadrilla. Pour obtenir ces images inédites, le cinéaste a utilisé en permanence trois ou quatre caméras qui captent aussi bien le regard de l’animal que les gestes du torero, et des moments d’une intensité foudroyante, quand on a l’impression, par exemple, que Roca Rey va y passer, littéralement embroché par la bête fauve aux cornes démesurées. Chez lui, la prise de risque est une seconde nature, surtout quand le taureau est comme un fou dangereux. C’est dans ces moments-là, comme le lui dit l’un de ses péones, qu’il est le plus admirable. Et Serra saisit ces instants hors du temps avec un brio inégalable. Jusqu’aux sons eux-mêmes qu’il parvient à capter grâce à des micros-cravates posés sur les épaules du torero ou sur les pattes du cheval du picador. Sans oublier la foule que l’on entend retenir son souffle dans les moments cruciaux.

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De tels procédés ne dissimulent rien de la réalité, y compris la souffrance animale qui dure parfois au-delà de ce que l’on croit être la mort jusqu’au coup de grâce final, le descabello que donne l’un des péones. Tant pis pour les âmes sensibles et tant pis aussi pour les vrais-faux aficionados : « La violence ne vient pas de moi, a l’intelligence de dire le cinéaste, elle appartient à la corrida. » Un torero et bandillero d’exception, Luis Francisco Espla, déclara un jour qu’en entrant dans l’arène, il sentait « le poids de son âme ». En effet, c’est bien de vie et de mort dont il est question dans le magnifique, sauvage, terrifiant et admirable film d’Albert Serra.

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