Londres : rencontre avec la talentueuse créative Erchen Chang, derrière les restaurants BAO
Pour Erchen Chang, la directrice artistique des restaurants BAO à Londres, tout a toujours été matière à créer. À partir de la pâte à bao cuite à la vapeur, cette sculptrice de formation façonne des œuvres oniriques. Pour MilK Decoration, elle a transposé les objets du quotidien… en brioche taïwanaise.

Au commencement était un bao. Ce petit pain farci au porc braisé et cuit à la vapeur qui se déguste depuis plus d’un millénaire en Chine aurait conquis les Taïwanais dans les années 1970 : Erchen Chang a grandi à Taipei et en a mangé toute son enfance. Fascinée par sa simplicité apparente alors qu’il requiert un vrai savoir-faire, elle se souvient : “On en trouve partout à l’extérieur, dans des échoppes tenues par des familles qui les disposent dans des paniers dont s’échappent des colonnes de vapeur.” Si elle n’a pas le souvenir exact du jour où elle a croqué dans un bao pour la première fois, Erchen a été marquée très tôt par son goût sucré-salé et son caractère réconfortant.
Dans sa famille, la nourriture est un langage et sa grand-mère — “une cuisinière extraordinaire” — forme son palais en l’emmenant à vélo au marché du coin et en préparant des repas qui ont tout d’un banquet. En parallèle, son intérêt pour l’art est nourri par la culture de l’île : Erchen a toujours aimé dessiner et se porte volontaire dès qu’il faut décorer la classe pour le Nouvel An lunaire. Les mangas aussi façonnent son regard, notamment à travers le personnage de Chibi Maruko-chan, une petite fille loufoque à qui il arrive des aventures inattendues.
À 14 ans, elle déménage à Londres puis intègre, à l’âge adulte, la Slade School of Fine Art. Là, elle étudie la sculpture et rencontre Shing Tat Chung, son futur mari, étudiant aux Beaux-Arts. Pour son diplôme, la jeune femme présente l’œuvre Rules to be a Lonely Man, qui devient, quelques années plus tard, le logo des restaurants BAO. Recroquevillé sur lui-même pour savourer le moment en solitaire, un homme déguste un bao tandis qu’une larme de joie perle sur sa joue. De ce personnage découle ensuite tout l’univers des restaurants, du menu à la musique qu’il aimerait écouter.
L’origine de BAO London remonte à 2013. À l’époque, Erchen se rend à Taïwan, accompagnée de Shing et de sa sœur, Wai Ting, qui travaille dans la mode. Ils écument les restaurants et goûtent un gua bao traditionnel, sorte de sandwich vapeur garni de poitrine de porc braisé, cacahuètes, coriandre et pickles de concombre. “Nous avons tout de suite eu envie de déchiffrer la recette ! Plus tard, nous nous sommes rendus au nord-est de l’île dans la zone montagneuse et, cette fois, nous sommes tombés sur une brioche fermée de la taille de ma tête. Sa texture était si moelleuse que nous avions l’impression de manger un nuage.” De retour en Angleterre, le trio se met aux fourneaux pour essayer de reproduire les saveurs du gua bao et la texture du second pain. Au bout de quelques mois d’expérimentation, l’équipe se sent prête à tenir un étal à l’occasion de différents pop-ups. Les clients découvrent cette spécialité et sont dithyrambiques, si bien que BAO installe finalement une échoppe permanente au Netil Market, dans l’East London.
L’année suivante, le trio ouvre un premier restaurant dans le quartier de Soho. Son parcours créatif influence fortement sa vision du métier : la nourriture permet de raconter des histoires. Dans l’esprit d’un snack, les cofondateurs de BAO conçoivent tout, du décor aux uniformes, en passant par la présentation des plats. “C’est notre interprétation du mode de vie taïwanais, un souvenir fantasmé. C’est presque un cartoon.” À la carte, on retrouve bien sûr le gua bao mais aussi un bao végétarien au radis daïkon et un autre au poulet frit typique de Taipei.
Dix ans plus tard, l’univers BAO compte sept adresses parmi lesquelles un salon de thé, un restaurant-karaoké, un café et un bar à nouilles. La culture de Taïwan se mêle aux codes britanniques pour créer un monde à part qui est même cartographié en 3D sur le site Internet du groupe. En parallèle du merchandising, la créativité d’Erchen s’exprime sous la forme de sculptures. “Dès la première ouverture, nous nous amusions avec les chutes de pâte à bao. Un jour, la styliste Simone Rocha nous a engagés pour un dîner et nous avons voulu produire un effet « wow», avec une installation qui serait la star du show. Nous avons créé une énorme pêche à l’intérieur de laquelle se trouvaient les vrais desserts, de mini bao en forme de pêche.” Depuis elle a sculpté dans cette sorte de brioche vapeur des têtes de cochon, des dindes, de nombreux visages, des doudounes et même des lampes d’Isamu Noguchi.
Mais à quoi ressemblerait une maison BAO ? Pour y répondre, l’artiste a entièrement transformé son appartement paré de bois. Inspirée par les autoportraits de Picasso posant avec ses céramiques, Erchen a imaginé une série de vases rebondis, des saladiers, une assiette, une tasse et une horloge pour habiller son salon. “Ce jour-là, je suis devenue une version dessinée de moi-même : les livres sont à l’envers comme pour signifier au lecteur qu’il pénètre dans mon monde version bao. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ?”, s’amuse-t-elle. Par cet habile jeu d’illusions, elle apparaît, côté cuisine, en tablier joufflu et va jusqu’à présenter une manique et une soucoupe en bao. Dans la chambre, elle inverse les rôles en dévorant des gua bao sur un torse masculin, à rebours de la pratique japonaise du nyotaimori qui consiste à manger des sashimis sur le corps d’une femme nue. La pièce maîtresse ? Un jeu de go, clin d’œil à son enfance durant laquelle elle prenait des cours. “C’était quelque chose de très sérieux : ici, mon interprétation n’est pas lisse et rigide. Elle est mignonne.”
De la farine, du lait, de l’huile, de la levure, du tangzhong (un roux de farine cuit à l’eau pour donner du moelleux au pain) : la créatrice n’a pas besoin de plus pour façonner une pâte à bao. Elle découpe ensuite des motifs, les pétrit et les cuit à la vapeur. Quand il faut créer des pièces en trois dimensions, elle superpose différentes couches de pâte. Et si ce matériau vivant s’abîme, Erchen y voit une forme de poésie. “La vie des bao est courte et ne dure pas plus de cinq jours : ils ne doivent être exposés ni aux courants d’air, ni à l’humidité. Le jour de la prise de vue, ils commençaient déjà à s’abîmer. C’est ce qui donne tout leur caractère à ces sculptures très éphémères : elles ne peuvent exister qu’en photo.”