La guerre sans effort de guerre ?
Après avoir sacrifié la défense à la protection sociale, nous n'avons pas la capacité de mener la guerre de haute intensité promise par certains scénarios. Des coupes budgétaires sont réalisables mais quand les revenus de la majorité des Français dépendent entièrement de l'État, qui oserait demander un effort « citoyen » ?... L’article La guerre sans effort de guerre ? est apparu en premier sur Causeur.

Après avoir sacrifié la défense à la protection sociale, nous n’avons pas la capacité de mener la guerre de haute intensité promise par certains scénarios. Des coupes budgétaires sont réalisables mais quand les revenus de la majorité des Français dépendent entièrement de l’État, qui oserait demander un effort « citoyen » ?
Jamais la faiblesse de nos dépenses militaires n’a été aussi flagrante. Jamais la priorité donnée à l’État providence au détriment de la défense nationale n’est apparue à ce point évidente. Personne ne semble pourtant désireux d’analyser posément les chiffres.
En 1950, la France consacrait 9 % de son PIB à ses armées et 8 % à la protection sociale. Elle occupait par ailleurs à cette époque le 12e rang mondial en termes de PIB par tête. En 1980, quelques mois avant l’accession de la gauche au pouvoir, le budget de notre défense ne représentait déjà plus que 4 % du PIB et la couverture sociale 24 %. Mais la création de richesse par habitant demeurait stable – 13e place – et la France tenait son rang de puissance moyenne.
Aujourd’hui, c’est son impuissance spectaculaire qui caractérise notre pays. Près de quarante-cinq ans après l’élection de François Mitterrand, de 39 heures en 35 heures, de CMU en RSA, sans qu’aucun gouvernement entre-temps – surtout pas ceux dits de droite – ait pu mettre un frein à l’extension infinie de la « solidarité nationale », le poids de la défense dans le PIB a chuté à 2 %, alors que la protection sociale en consume 32 % – record mondial.
Inversion des courbes
Le budget alloué aux « transferts sociaux » a donc été multiplié par quatre en soixante-quinze ans, tandis que nous divisions par quatre celui affecté à la sécurité de la nation. Dans le même temps, le PIB par habitant se voyait relégué de la 12e… à la 24e place. Résultat calamiteux d’une déchéance historique, très concrètement traduite par un surendettement endémique de 3 300 milliards d’euros.
Au moment où fleurissent les scénarios d’une guerre de « haute intensité » et le constat alarmant que nous ne pourrions la mener au mieux qu’un long week-end (plus un jour de RTT si tout se passe bien), se pose la question du financement d’un effort budgétaire sans précédent pour retrouver un minimum de crédibilité géopolitique.
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Certes, pour les raisons que l’on sait, l’Allemagne a depuis quatre-vingts ans encore plus que nous saboté son armée, réduite à une bande de beatniks en tongs. Nos voisins d’outre-Rhin disposent néanmoins d’une capacité de réarmement sans comparaison avec la nôtre. Ils consacrent déjà 90 milliards d’euros à leur Bundeswehr, alors que nous n’allouons que 50 milliards (hors pensions) à notre Grande Muette. Mais avec un taux d’endettement public de seulement 63 % à Berlin contre 110 % à Paris, ils pourraient hisser leur budget de défense à 190 milliards (quatre fois plus que nous) et maintenir cet effort pendant… dix ans !
En d’autres termes, affecter en une décennie 1 000 milliards d’euros supplémentaires à leur armée semble donc aisément à portée des Allemands – mais bien sûr pas à la nôtre. Et cet investissement gigantesque ne porterait leur dette d’État qu’à 80 % du PIB, très loin encore de l’himalayenne ardoise française. On mesure à ces données les conséquences de l’impéritie des classes dirigeantes hexagonales et de leurs électeurs (et la justesse d’une fable célèbre impliquant une cigale et une fourmi).
Élève Milton Friedman, au tableau
Tout ce qui précède conduirait un élève moyen de 6e de 1950 (ou un bon élève de terminale de 2025) à suggérer de ramener les dépenses sociales de 32 à 30 % pour augmenter le budget de la défense de 2 à 4 %. Ceci afin d’assurer la sécurité du pays sans augmenter la dette ni les impôts les plus élevés du monde – deux éléments qui expliquent, en outre, notre dégringolade au classement mondial de la richesse par habitant.
Cet élève « ultralibéral » n’aurait cependant aucune chance de faire une carrière politique au pays des droits de l’homme. Le système clientéliste mis en place avec succès par la gauche depuis 1981, et jamais remis en cause par la droite depuis, empêche a priori toute élection d’une majorité favorable à une réforme profonde de notre modèle social. En effet, 55 à 60 % des 49 millions d’électeurs voient leurs revenus dépendre de l’État. 27 à 29 millions sont soit chômeurs, retraités (17 millions), handicapés (2 millions), bénéficiaires du RSA (2 millions), salariés d’une entreprise privée dépendant des commandes publiques (2 millions) ou tout simplement fonctionnaires (6 millions).
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Pour ces millions de Français, le Trésor public n’est pas un créancier, mais un débiteur. Leur expliquer que le débit est trop important et qu’il va falloir très légèrement refermer le robinet revient à convaincre un héroïnomane de réduire ses doses – et c’est sans compter tous ceux pour qui les transferts sociaux représentent une part significative de leurs revenus (une famille nombreuse par exemple).
Un espoir nommé tronçonneuse
C’est donc fort logiquement que la représentation nationale imagine un « grand emprunt européen » ou des super-taxes contre les hyper-riches pour financer « l’effort de guerre », tout en rêvant secrètement de trouver de la vie sur Mars, ainsi qu’une banque locale disposée à financer la gabegie gauloise pour les siècles des siècles.
Comment s’étonner que nos voisins allemands ou britanniques, moins accros à la dépense publique, puissent élire des dirigeants désireux de réformer l’État providence ?
Il existe bien sûr quelques contrées en Europe du Nord dont les citoyens dépendent au moins autant de l’État que la France, mais ce sont des pays qui disposent d’un atout absent chez nous : le civisme. Notre protection sociale laxiste permet aux menteurs, tricheurs, truandeurs du monde entier d’abuser d’un système qui considère le contrôle des dépenses comme une préoccupation fasciste. Ce qui fait pas mal d’électeurs qui, dans le secret de l’isoloir, ne veulent surtout pas qu’on y mette bon ordre.
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Une lueur d’espoir demeure cependant. Elle est encore vacillante, mais danse le tango. C’est l’Argentine, nation corrompue par le péronisme et au modèle social comparable au nôtre. Des millions d’allocataires, de fonctionnaires injustifiés et de gaspillages afférents aux effets délétères cumulés ont fait chuter le pays de Carlos Gardel de la 7e place à la 64e au classement mondial de la richesse par habitant. Drogués à la dette publique et au bord de l’effondrement, les Argentins ont réussi à élire ce Javier Milei aux manières curieuses, mais au programme simple : sabrer dans les dépenses.
Les Français finiront donc peut-être par écouter le Charles Péguy, qui recommandait de « penser contre soi-même ». Dans ce cas précis, il s’agit de renoncer à la paresse et à la facilité pour retrouver le sens de l’effort, de l’intérêt général et des générations à venir – ou alors de mettre la main sur cette banque martienne qui financerait nos chars et nos Rafale.
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