« I Grotteschi »: sous le signe du vice et de la vertu
Près de 400 ans après la mort de Claudio Monteverdi, à Venise, le Théâtre royal de la Monnaie réussit le prodige de monter un opéra que le compositeur n’a jamais écrit, mais où pourtant tout ou presque est de sa main... L’article « I Grotteschi »: sous le signe du vice et de la vertu est apparu en premier sur Causeur.

Près de 400 ans après la mort de Claudio Monteverdi, à Venise, le Théâtre royal de la Monnaie réussit le prodige de monter un opéra que le compositeur n’a jamais écrit, mais où pourtant tout ou presque est de sa main.
Étrange, audacieuse et séduisante démarche artistique : comme dans un laboratoire scientifique où l’on chercherait à ressusciter une espèce animale disparue, et à partir des trois seuls opéras qui subsistent de la production lyrique alors révolutionnaire de Monteverdi, Orfeo (Orphée), Il Ritorno d’Ulisse in patria (Le retour d’Ulysse dans sa patrie), l’Incoronazione di Poppea, (le Couronnement de Poppée), la scène de la capitale belge a créé I Grotteschi en mêlant savamment à de rares madrigaux des fragments des trois ouvrages (une trentaine de ces fragments sont par exemple issus de l’Orfeo), de façon à constituer une nouvelle intrigue, un nouvel opéra.
C’était une idée de Peter de Caluwe, l’intendant du théâtre royal, idée déjà mise en œuvre avec la trilogie Mozart-Da Ponte afin de faire découvrir sous un angle neuf des pièces emblématiques du répertoire lyrique.
Pour réaliser I Grotteschi, Caluwe a fait appel au chef d’orchestre et compositeur argentin Leonardo Garcia-Alarcon qui y a glissé plusieurs sinfonie de sa main. Et pour les structurer dramatiquement et les porter sur le théâtre, au metteur en scène espagnol Rafael Villalobos.
Virtù, Carità, Sapienza
Musicalement homogène, malgré les profondes différences régnant entre l’Orfeo qui date de 1607 et fut représenté à la cour des Gonzague de Mantoue, et les deux autres ouvrages créés respectivement en 1640 et en 1642 à Venise, et tout en étant très composite du fait des diverses intrigues qui sont ici mêlées, I Grotteschi a été baptisé ainsi en référence aux statues monstrueuses retrouvés jadis dans ce qu’on croyait alors être des grottes et qui était en fait les vestiges de la Domus Aurea, le fastueux palais de Néron.
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Dans la foulée, on a choisi de désigner les personnages qu’on y découvre sous le terme qui les caractérise le plus fidèlement : Fortuna, Virtù, Costanza, Sapienza, Esperienza, Capriccio, Impazienza, Corragio, Melancolia ou Carità… à l’image de ces figures allégoriques fort en vogue dans les siècles passés. De surcroît, on leur a inventé des liens de famille en les regroupent en trois générations successives où Melancolia, qui n’est autre qu’Orphée (Mark Milhofer), tient le rôle de l’ancêtre nonagénaire, suicidaire et déjà quelque peu gâteux. Son fils Coraggio, qui est aussi Ulysse (Jeremy Ovenden), a sombré dans un mystérieux coma, cependant que son épouse Costanza – ou Pénélope – (Stéphanie d’Oustrac) se lamente et en vient dans sa solitude à nourrir une folle passion pour Fortuna, sa femme de chambre. Quant à leur fils ainé, l’arriviste Privilegio (Matthew Newlin), il commet l’adultère avec l’ambitieuse Fortuna et ne pense qu’à la conquête du pouvoir comme à la répudiation de la noble Virtù, sa femme (Raffaella Lupinacci). Son cadet, Capriccio (Federico Fioro), un éphèbe encore, tombe amoureux d’Impazienza, tout en se libérant de l’emprise de son précepteur.
Une autre fable
Autour d’eux gravitent Esperienza, la gouvernante (Xavier Sabata), ainsi que ses deux filles, Fortuna (Giulia Semenzato) et Impazienza (Jessica Niles) ; l’infirmière Carità (Arianna Vendittelli) ; Sapienza, le philosophe, qui n’est autre que le Sénèque de L’Incoronazione (Jérôme Varnier), et qui entretient un rapport ambigu avec Capriccio, son séduisant élève; ou encore Giudizio (Anicio Zorzi Giustiniani), le jardinier et l’ami de Privilegio, mais aussi l’amant de Carità. En voix off, la basse Il Baskerville.
Aux trois favole in musica originales s’est ainsi substituée une autre fable, infiniment complexe, sinon alambiquée, enfermée dans un huis clos malsain où s’exacerbent des passions le plus souvent inavouables et où se combinent, avec une habileté remarquable, ces fragments d’opéra qui pourtant ne constituent pas obligatoirement un livret convaincant.
Ingéniosité du décor
Dramaturge autant que metteur en scène, Rafael Villalobos a voulu cloîtrer les protagonistes (pour cause d’épidémie et de confinement sanitaire) dans une villa romaine de nouveaux riches au décor froid, quelconque et prétentieux qui pourrait renvoyer (mais en beaucoup moins raffiné) à l’opulente demeure qui accueille le héros du Théorème de Pasolini. Le décor d’une extraordinaire ingéniosité, édifié sur deux niveaux pivotants l’un sur l’autre et signé par Emanuele Sinisi, permet de déployer tour à tour l’action dans sept ou huit espaces différents.
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Villalobos a revêtu les hommes de la plus jeune génération de tenues résolument homo-érotiques : pantalons ou culotte de cuir noir et torse nu pour Privilegio et Capriccio son frère ; et pour le sensuel Giudizio, combinaison de travail très ajustée s’ouvrant sur un torse velu. Les femmes, quant à elles, belles, fines, déliées, au physique impeccable, sont évidemment vêtues selon leur rang : robes recherchées pour les patriciennes, tenues sobres et noires pour les domestiques.
Excellents comédiens, magnifiques chanteurs
Cependant que les scènes de sexe vont se multipliant un peu trop pesamment et contribuent à la lourdeur d’une atmosphère empoisonnée, les douze protagonistes visibles sur scène sont portés par une remarquable direction d’acteurs. La palme du jeu théâtral pourrait bien revenir à Xavier Sabata, le contre-ténor qui interprète le personnage de Sapienza, un rôle travesti, avec une sobriété, une justesse et une intelligence qui forcent l’admiration. Mais s’ils sont tous d’excellents comédiens dont le jeu contribue considérablement à la tenue de ces deux soirées de trois heures qui constituent I Grotteschi, les protagonistes sont aussi et surtout de magnifiques chanteurs. Une telle distribution, d’un niveau si impressionnant, tant pour la qualité des voix que pour l’homogénéité des talents, et où se décline si bel éventail de registres vocaux, est un enchantement.
Sous la direction savante, inspirée, chaleureuse de Garcia-Alarcon, les quelque vingt musiciens baroques de la Cappella Mediterranea restituent aux diverses partitions de Monteverdi un quelque chose de charnel, de moelleux, d’émouvant qui porte à l’émerveillement. C’est une féerie sonore dont on peut bien dire qu’elle enchante l’auditeur et qui confère aux deux volets d’ I Grotteschi une élégance toute spirituelle.
Palpitante aventure
Cependant, à cette succession infinie de prologues, de scènes, d’arias, de madrigaux, de sinfonie, de toccata, de danses, à cette composition habile d’une intrigue créée de toutes pièces, il manque malgré tout une ossature, un ressort dramatique convaincant, tels qu’ils existent dans chaque drama per musica de Monteverdi. Aussi enchanteresse que soit une musique qui sait toucher au sublime, aussi remarquable que s’affirment ses interprètes, sur la scène comme dans la fosse de l’orchestre, l’artificialité de la recomposition, même savamment réécrite, débouche sur quelque chose qui finit par sembler monocorde.
Toutefois I Grotteschi a sans doute constitué une aventure palpitante pour ses auteurs au moment de son élaboration, comme elle semble l’être aujourd’hui pour ses interprètes. Et si la démarche peut apparaître plus convaincante sur le plan intellectuel que sur le plan artistique ou émotionnel, elle n’en relève pas moins d’un esprit d’entreprise tant vigoureux que réjouissant au sein d’une grande institution comme ce Théâtre royal de la Monnaie qui figure depuis fort longtemps parmi les scènes les plus audacieuses au monde.
I Grotteschi, compositions de Monteverdi restituées en deux soirées successives : Miro et Godo. Jusqu’au 3 mai.
Théâtre royal de la Monnaie, Bruxelles ;
00 32 2 222 12 11 ou tickets@lamonnaie.be
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