Guillaume Erner et la critique des médias : esquives et aveuglements
Retour sur un entretien d'Arrêt sur images. - Leurs critiques et la nôtre / Daniel Schneidermann, "Arrêt sur images"


On sait que la critique des médias – du moins celle qui ne se complaît pas dans la connivence et la bienséance – n'est pas la bienvenue au sein de ces mêmes médias. Dans l'audiovisuel comme dans la presse, l'exercice est impossible et, d'entraves en censures pures et simples, les exemples ne se comptent plus. Mais peut-on critiquer les médias en dehors des grands médias, en compagnie de l'un de leurs représentants ? Un cas, assez rare, s'est présenté le 5 février 2025 : Guillaume Erner, le producteur et animateur vedette de France Culture, a accepté une discussion avec Daniel Schneidermann sur Arrêt sur images. Peine perdue pour la critique des médias… Mais instructif quant aux mécanismes de défense développés par l'éditocratie pour éviter toute véritable remise en cause.
Pouvait-on s'attendre à ce que Guillaume Erner accepte d'accomplir un retour réflexif sur les « Matins » de France Culture et sur les pratiques de ses confrères et consœurs ? Sans surprise, celui que La Revue des médias présente comme un « amoureux de la complexité » s'est plutôt réfugié dans le « prêt-à-répondre » typique de l'éditocratie. Alternant flagornerie et accusations offensantes, il a excellé dans l'art du déni, de l'autocélébration, de la contorsion et de l'indignation. Meilleur du pire.
Double standard ? « La réponse est non »
Pressé par Daniel Schneidermann de se prononcer sur le double standard qui structure le traitement médiatique de la question palestinienne – très largement documenté [1] –, l'animateur « complexe » en récuse purement et simplement l'existence :
- Daniel Schneidermann : Mon sentiment [...], c'est que [...] les 45 000 morts palestiniens à Gaza n'ont pas été pleurés, célébrés de la même manière que l'ont été les 1 200 morts israéliens du 7 octobre. Voilà, est-ce que sur ce point on peut tomber d'accord ?
- Guillaume Erner : Mais pas du tout !
- Daniel Schneidermann : Pas du tout ?
- Guillaume Erner : Mais pas du tout.
Après le déni, l'autocélébration ? Alors que la question portait sur les médias audiovisuels en général, Guillaume Erner l'esquive en mentionnant son cas particulier – irréprochable, forcément. La stérilité de l'échange donne très vite sa mesure. Lorsque Daniel Schneidermann interroge par exemple le matinalier sur son interview du journaliste palestinien Rami Abou Jamous, au cours de laquelle Erner reprit des éléments de la propagande israélienne dans 10 questions (sur 23), ce dernier allume immédiatement un contre-feu en mobilisant une des armes favorites de l'éditocratie contre la critique d'Israël et de ses relais médiatiques : « ASI ne s'intéresse à mes émissions que lorsque je traite de la question israélo-palestinienne. […] Il y a, vous voyez, une judéo-obsession chez ceux qui font ça. » Ou encore, plus tard :
Guillaume Erner : Je pense que s'il y a quelque chose d'inouï qui devrait réveiller Daniel Schneidermann la nuit tous les jours [...], cette chose-là extrêmement importante c'est, si vous voulez, les milliers et millions de musulmans qui sont aujourd'hui persécutés dans des régions dont personne ne parle, dont tout le monde se fout. Je pense évidemment en premier lieu aux Ouïghours et en deuxième lieu aux Rohingyas. C'est ce qu'on appelle la tache aveugle. S'il y avait une sincérité… Darwich, dans un vers [...] dit finalement que la seule raison pour laquelle on s'intéresse aux Palestiniens [...], c'est parce qu'ils ont comme ennemi les juifs. Quand les musulmans ont comme ennemi les Chinois ou les Birmans, on s'en tape et personne n'en parle, sauf France Culture.
Si l'on ne peut que déplorer l'absence effective d'information sur les peuples opprimés cités par Erner, on ne voit pas bien en quoi, d'une part, cette invisibilisation permettrait d'invalider les carences médiatiques (bien réelles) du traitement médiatique sur la situation à Gaza, notamment au regard des standards de médiatisation fixés par les rédactions en chef au lendemain du 7 octobre 2023 [2]. D'autre part, à notre connaissance, le désintérêt des chefferies médiatiques pour les Ouïghours et les Rohingyas ne va pas de pair avec l'expression d'un « soutien inconditionnel » à leurs oppresseurs chinois et birmans sur les plateaux de télévisions, ni n'est l'occasion d'un déferlement d'expressions racistes et déshumanisantes, comme ce fut le cas à l'endroit des Palestiniens des mois durant. L'un dans l'autre, recourir à l'un des plus ardents défenseurs de l'autodétermination du peuple palestinien, en la personne du poète Marhmoud Darwich, pour assimiler la critique du « deux poids, deux mesures » à un impensé antisémite relève, à tout le moins, d'un profond égarement.
Les copains et copines d'abord
Guillaume Erner refusant catégoriquement de reconnaître le double standard à l'œuvre, il en exonère également les personnalités médiatiques épinglées par Daniel Schneidermann dans son livre Le Charlisme (Seuil, 2025), au premier rang desquelles Sophia Aram – « une de mes intimes », « mon amie », vis-à-vis de laquelle il assume ici sans scrupule un « conflit d'intérêt » – et Caroline Fourest. Car un bon éditocrate protège les siens. S'agissant de cette dernière, le matinalier fait même preuve de loyauté jusqu'à la caricature. N'a-t-elle pas déclaré que les morts palestiniens ne peuvent être mis sur le même plan que les morts israéliens ? La réponse d'Erner est une nouvelle fois une merveille de pensée complexe. D'abord, il semble reconnaître le double standard dans la bouche de sa camarade : « Je ne partage pas du tout cette représentation des choses. Je pense que toute mort est évidemment un drame et il n'y a pas de bonne manière de faire mourir les enfants. » Mais quelques phrases plus tard… volte-face :
Guillaume Erner : Mais par ailleurs attendez, j'aimerais qu'on continue sur Caroline Fourest […]. Imaginons par exemple qu'elle incarne, ce que je ne crois pas, le deux poids, deux mesures dans ce domaine-là, c'est-à-dire qu'elle pense qu'il est bon d'ôter des vies palestiniennes, parce que le deux poids, deux mesures c'est ça […].
Classique, sinon habile opération d'enfumage chez les éditocrates : caricaturer les critiques qui leur déplaisent, rendant ainsi impossible tout examen sérieux de leurs productions. Face à Schneidermann, Guillaume Erner use et abuse sans aucun complexe de ces procédés rhétoriques frauduleux. Évoque-t-on le double standard de nombreux commentateurs de plateau ? Il soutient que Schneidermann voit partout des « gens monstrueux ». La reprise de la propagande israélienne ? « Vous ne trouvez pas dans Le charlisme une seule personne qui soit véritablement un défenseur acharné de Tsahal. Des disciples de Smotrich, en France, il y en a très peu. » Schneidermann évoque-t-il une chronique dans laquelle Erner parle plus volontiers du chapeau de Melania Trump que du salut nazi d'Elon Musk ? « Vous pensez que je suis un nazi en fait ? Et que je veux couvrir [les nazis] ? » Le journaliste d'Arrêt sur images souhaite-il dire « ce qui [l]'a le plus choqué dans [le] livre [d'Erner] » ? Ce dernier le coupe avant de connaître le grief en question : « Je n'aime pas le mot "choqué". Je pense que vous valez mieux que la seule dénonciation de catégories morales qui sous-entendraient que je suis un génocidaire. » L'omniprésence de Caroline Fourest sur les plateaux ? Erner nie l'évidence et balaye d'un revers de main la critique de la mutilation structurelle du pluralisme : « Parce qu'il faudrait la radier à vie ? » ; « Vous voulez qu'elle soit blacklistée ? »… Avant de s'autocélébrer de nouveau : « J'ai invité Ilan Pappé, j'ai invité Shlomo Sand, j'ai invité Elias Sanbar. » Bravo ! Le matinalier épris de complexité ignore-t-il qu'un cas particulier ne saurait constituer une règle générale ?
Autre point aveugle : Erner refuse d'envisager le pouvoir de (dé)légitimation à géométrie variable qu'exercent les chefferies médiatiques – et lui compris. En effet, le problème n'est pas tant de vouloir « radier » Caroline Fourest que de dénoncer leur complaisance persistante à son égard : contrairement à de nombreux soutiens (réels ou supposés) du peuple palestinien sommés en permanence de montrer patte blanche, suspectés et diffamés à longueur d'antenne, assaillis d'injonctions à « condamner » le Hamas, accablés en boucle par les professionnels du commentaire pour des déclarations jugées « inacceptables » dont ils doivent répondre des mois durant [3], Caroline Fourest écume les plateaux sans être jamais (ou presque) mise en situation de devoir justifier les siennes.
Pourquoi défendre autant Fourest ? Parce que dans le champ journalistique, le copinage est un impératif réputationnel, voire ce qui fait et défait les carrières ? La spontanéité désarmante de cette déclaration porterait presque à le croire :
Guillaume Erner : Il y a chez Caroline Fourest toutes sortes de choses évidemment critiquables qu'on peut critiquer. Moi, elle ne me parle plus, donc je ne peux pas en plus dire que c'est une copine, vous voyez, j'aimerais bien qu'elle me reparle. Caroline, si tu peux me reparler, reparle moi !
La déclaration est des plus touchantes... A-t-on un cœur de pierre si on la juge peu professionnelle ? Elle est en tout cas révélatrice des règles du jeu médiatique.
Censurer la critique des médias : mode d'emploi
La critique des médias est acceptable – si la cible fait consensus, et que les errements dénoncés se conjuguent au passé… Aussi Guillaume Erner ne ménage-t-il pas ses louanges à Schneidermann pour son ouvrage Berlin, 1933 (Seuil, 2018), qui documente l'aveuglement des élites médiatiques occidentales au moment de l'accession de Hitler au pouvoir. Mais quand la critique soulève la responsabilité actuelle des journalistes, sa légitimé devient… moins évidente. Outre sa dénégation constante du double standard, la critique par Daniel Schneidermann de ses conclusions hâtives dans l'affaire des mains rouges taguées sur le mémorial de la Shoah [4] est qualifiée de « chronique de fou, chronique de malade ». Les analyses des discours de Caroline Fourest et des angles morts de Sophia Aram dans Le Charlisme sont des « spéculations inouïes », une « attaque complétement saugrenue », relevant d'une « architecture intellectuelle complètement folle » qui consisterait à « prêter aux gens des positions qui sont des positions absurdes ». Toute ressemblance…
Erner le montre : les grands médias refusent toute critique qui ne soit pas autorisée, exercée par eux-mêmes dans des chroniques « Médias » inoffensives [5]. Une critique indépendante, qui pointe leurs failles et leurs biais n'a tout simplement pas accès à eux. Acrimed en sait quelque chose. Schneidermann en obtient la confirmation ingénue. Au début de l'entretien, alors que Daniel Schneidermann rappelle avoir été invité à deux reprises sur France Culture au moment de la sortie de Berlin, 1933, Erner a cette réaction intéressante :
- Guillaume Erner : Inviter Schneidermann deux fois à France Culture, ce n'est pas rien.
- Daniel Schneidermann : C'est-à-dire ? Ça veut dire quoi ?
- Guillaume Erner : Ça veut dire, si vous voulez, bon… vous êtes une sorte de caractériel du journalisme et donc…
Mais il faut attendre la fin de l'entretien pour que Guillaume Erner dévoile le fond de sa pensée :
- Guillaume Erner : Comme tous les trois mois, Schneidermann fait un papier assassin sur France Culture, etc., évidemment, on ne va pas inviter quelqu'un qui vient de vous défoncer le pied. Et d'ailleurs à chaque fois que j'ai dit « je vais chez Schneidermann », on m'a dit « mais t'es dingue, qu'est-ce que tu vas foutre chez Schneidermann ? » […] Il y a forcément des copains salariés de France Culture que vous avez déjà défoncés dans vos papiers, donc moi, je ne veux pas avoir ces dix copains déboulant dans mon bureau en me disant : « Salaud ! Pourquoi t'as invité Schneidermann ? »…
- Daniel Schneidermann : Parce que c'est comme ça que ça se passerait ?
- Guillaume Erner : On l'imagine.
Reconnaissons à l'homme le mérite de la franchise. Il admet le plus naturellement du monde – en naturalisant ainsi la pratique – qu'il est normal d'invisibiliser un discours pointant les travers des « copains ». L'idée acquiert une saveur toute particulière quand, sans y voir aucune contradiction, il défendra quelques minutes plus tard l'omniprésence de Caroline Fourest dans les médias au nom de la liberté d'expression et déclarait, quelques minutes plus tôt : « La liberté d'expression […] est vraiment un thème qui m'est cher. » La voix des « Matins » de France Culture est décidément impénétrable ! Alors qu'ils évoquent le licenciement de Schneidermann du Monde pour avoir critiqué publiquement le journal à l'occasion de la publication de La face cachée du Monde de Péan et Cohen, Guillaume Erner ne voit pas le problème de la loyauté aveugle exigée par la norme de l'entre-soi. Non, lui voit plutôt un défaut de personnalité chez le licencié, le qualifiant de « mauvais coucheur », et un défaut de fidélité, consistant à « jouer contre son camp » [6]. Une reformulation élégante du précepte qu'édictait… Cyril Hanouna, lorsque le député Louis Boyard osa critiquer Vincent Bolloré à domicile, sur C8 : « Moi, je ne crache pas dans la main qui me nourrit ».
Mais Guillaume Erner est un journaliste « cérébral » – comme le dit son ex-patronne. Il a donc une théorie originale sur la goujaterie critique de son hôte. Il y aurait selon lui une « méthode Schneidermann » qui consisterait « à taper d'abord sur ceux qui veulent faire la paix. Je m'explique. [...] C'est-à-dire que tout ce qui incarne une position médiane et centrale. France Culture, parce que vous avez fait plusieurs papiers assassins contre moi, contre la chaîne. Tout ce qui pourrait relever d'une position de paix, d'une position équanime est visé [...]. »
La critique des médias est inconséquente et dangereuse, puisqu'elle s'en prend au cercle des gens « raisonnables », qui sont naturellement des « faiseurs de paix », au nombre desquels Guillaume Erner se compte évidemment. Derrière ces fariboles, se cache une vérité toute simple, qu'Erner finit par énoncer : le crime qu'a commis Schneidermann, c'est d'avoir critiqué France Culture, « que vous défoncez à chaque fois que vous le pouvez, alors que vous devriez nous protéger tous les jours ». « Protéger »… ou « adouber » ? Pour l'aristocrate du PAF, la seule critique légitime serait celle qui le valide. En toute logique, on ne peut rien reprocher aux « meilleurs »… On ne peut rien trouver à redire non plus à leurs équations orwelliennes : relayer la propagande de guerre israélienne, c'est œuvrer à la paix. La cohérence intellectuelle est une pulsion déraisonnable. Invisibiliser la critique des médias, c'est défendre la liberté d'expression.
Ali Kebir, avec Pauline Perrenot et Maxime Friot
[1] Voir notre rubrique « 2010-… La désinformation continue ».
[2] Rappelons par exemple qu'entre le 7 octobre et septembre 2024 selon l'INA, « près de la moitié de la médiatisation du conflit Israël-Hamas [sur les quatre chaînes d'information en continu] a été concentrée sur les deux premiers mois », dont on se rappelle en outre fort bien la teneur…
[3] Voir par exemple « Acharnement médiatique contre Rima Hassan », Acrimed, 31/05/2024 ou « Conflit israélo-palestinien : calomnies médiatiques contre LFI ou "La Formation infréquentable" », Acrimed, 26/10/2023.
[4] Sans preuve, il a laissé entendre que les coupables de ce forfait antisémite étaient des militants pro-palestiniens. Voir Daniel Schneidermann, « La preuve par les mains rouges », Libération, 26/05/2024.
[5] Sauf, éventuellement, pour un concurrent.
[6] Quand il n'identifie pas plus simplement… une « pulsion » : « Vous avez une sorte de dibbouk intérieur, [...] une sorte de fantôme intérieur, une sorte de petit diable en yiddish. C'est pas un méchant diable, mais bon, c'est un diable, qui est embêtant et qui vous oblige à montrer que votre probité, votre intégrité vous conduit à jouer contre votre camp. »