Enfants ukrainiens déportés en Russie : faut-il créer une base de données ADN pour qu’ils retrouvent leurs familles ?
Une chercheuse propose, dans la revue « Nature », de créer une base de données génétiques pour permettre de rassembler les enfants ukrainiens déplacés par la Russie et leurs familles.

Une chercheuse propose, dans la revue Nature, de créer une base de données génétiques pour permettre, un jour, de réunir les enfants ukrainiens emmenés en territoire russe et leurs familles. Si la démarche est louable, de nombreux risques peuvent émerger.
Depuis son déclenchement en février 2022, le théâtre de la guerre en Ukraine voit se dessiner la silhouette d’un projet génocidaire. Parallèlement au bombardement massif de zones civiles, l’État russe cherche à augmenter la palette des vecteurs à sa disposition pour organiser la destruction des populations et territoires ukrainiens qui sont à sa portée. Dans ce contexte, le projet de « russification », qui implique la dissolution de toute alternative politique ou culturelle à la sienne, emporte des conséquences à une échelle nouvelle au vu des progrès des capacités en génomique sur les dix dernières années. L’avènement de nouvelles techniques de séquençage et de ciblage du génome permet désormais de déployer ces techniques non plus sur des cas individuels mais à l’échelle de populations.
Un des volets de ce projet de destruction de l’identité ukrainienne passe par la capture et la déportation d’enfants depuis les territoires occupés par l’armée russe. Cette logistique, déployée à l’échelle de populations occupées, a déclenché en mars 2023 un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI) contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits de l’enfant auprès de Poutine, pour crime de guerre. Un rapport de décembre 2024 d’un laboratoire de l’université de Yale isole les cas de 314 enfants des régions de Donetsk et Lougansk dispersés dans 21 régions de la Fédération de Russie. Le rapport précise que selon les bases de données russes d’adoption et de placement d’enfant, 8 enfants identifiés comme déportés sur 10 proviendraient de la région de Donetsk.
Vingt mille enfants emmenés en Russie
Les tentatives de l’État ukrainien de résoudre cette question par des initiatives diplomatiques ont porté peu de fruits. L’initiative « Faites revenir les enfants » liste ainsi 1200 retours pour 20 000 cas identifiés. Les témoignages des enfants revenants confirment la volonté de « rééducation » des enfants déportés afin de les « russifier ».
La construction de mécanismes institutionnels visant à faire subir des violences aux enfants est malheureusement transversale à beaucoup de systèmes politiques. Des systèmes mis en place par l’Église catholique aux campagnes de « rééducation » des puissances colonialistes du XXᵉ siècle, des tactiques de Boko Haram aux pratiques bacha bazi pachtounes, les exemples passés et actuels sont innombrables. Ils ont pour effet de casser ce qui fait le cœur d’une population au profit d’une caste qui se proclame dominante. Ces mécanismes ont en commun de fonctionner en créant une réalité administrative parallèle qui permet soit de nier le réel en empêchant sa révélation, soit de corrompre la perception de celui-ci en normalisant les comportements dont les enfants sont victimes.
Mettre en échec ces systèmes implique de rétablir la vérité par des modes incontestables d’administration de la preuve. Cela implique souvent de passer par des méthodes scientifiques, qui sont celles qui jouissent du plus haut niveau de crédibilité sociale. C’est dans ce contexte que la chercheuse Sara Huston propose dans une intervention publiée dans le journal Nature d’établir des bases de données de marqueurs génétiques. Par l’usage de la génomique, il deviendrait possible de rétablir une vérité sociale et administrative de la filiation des enfants capturés et déportés par l’État russe.
L’enjeu technique est ici d’utiliser entre 20 et 25 polymorphismes, c’est-à-dire des variations de séquences d’individu à individu dans le génome, pour identifier les personnes (génétiquement) proches. Ces repères ne donnent pas beaucoup d’informations sur le phénotype (c’est-à-dire les caractéristiques physiques) des individus mais ils sont suffisants pour remplir ce rôle d’appariement de membres d’une même famille. L’information de correspondance génétique obtenue permet alors de démarrer ou consolider une instruction juridique et de reconstruire le parcours des familles depuis leur séparation jusqu’au présent. Dans certains cas, cela peut permettre la réunion de famille dans le cadre de transactions diplomatiques, au même titre que l’échange de prisonniers civils ou militaires.
Un outil à double tranchant
Il est clair d’emblée qu’il s’agit d’un outil à double tranchant. Ce qui permettrait de recoudre certaines plaies pourrait être utilisé par les systèmes institutionnels prédateurs mentionnés plus haut pour en ouvrir de nouvelles. Sara Huston elle-même détaille comment aux États-Unis le ICE (Immigration and Customs Enforcement, l’agence de police douanière et de contrôle des frontières) pourrait s’en servir pour cibler les personnes sans titre de séjour. Les gouvernements d’extrême droite proposent ainsi souvent de permettre l’expulsion de familles entières lorsque l’un des membres est condamné par la justice. Ce serait d’autant plus délétère si l’établissement du graphe familial pouvait être fait par des moyens génétiques.
Human Rights Watch accuse aussi la République populaire de Chine d’utiliser le séquençage à des fins de police dans la province du Xinjiang. Huston propose de résoudre ce problème en confiant l’établissement et la gestion de cette base de données regroupant les familles en recherche de leurs enfants à des organisations intergouvernementales telles que la Commission internationale pour les personnes disparues (CIPD). Cette solution a notamment reçu le soutien du Financial Times, le grand quotidien financier anglophone du groupe japonais Nikkei.
Si la fin est louable, le moyen est problématique. La gestion des données génétiques d’une population, a fortiori dans le contexte d’un conflit armé et de violences politiques qui se déclinent à la fois dans le corps et l’esprit des victimes civiles, est par essence un enjeu de souveraineté. Les risques qu’emportent les mésusages de ces ressources nécessitent l’existence de mécanismes de contrôle, de transparence et de contre-pouvoirs qui n’existent qu’au niveau des États. Même des organisations internationales comme l’ONU ne disposent pas nécessairement de la légitimité nécessaire, en l’absence de séparation des pouvoirs effective avec l’existence d’une juridiction compétente et spécialisée, pour mettre en place une telle structure. Peu de mécanismes visant le bien commun peuvent avoir pour stratégie de se substituer aux États : l’objectif doit au contraire être de s’assurer que l’État reprenne à son compte les moyens de sa poursuite.
Il existe des exceptions. C’est le cas notamment de la Banque centrale européenne (BCE), qui reprend à son compte une fonction souveraine en dehors du contrôle direct de chacun des différents États qui lui confient leur politique monétaire. Cette exception n’est possible que par l’établissement d’une suite de mécanismes de contrôle et de transparence dont la crédibilité repose sur la compétence de cours de justice nationales (des États membres) et internationale (la CJUE).
Mettre en place une structure capable de remplir la fonction de traitement des marqueurs génétiques pour relever les défis soulevés à l’occasion de la guerre en Ukraine ne peut pas faire l’économie de ce niveau de séparation des pouvoirs. Cette initiative nécessiterait donc a minima la création d’un nouvel agencement institutionnel à l’échelle de l’Union européenne, seule organisation internationale qui, pour imparfaite qu’elle puisse être, reste crédible dans sa capacité de faire respecter le droit au bénéfice de la protection des personnes à l’échelle du continent européen. La Commission européenne, de concert avec l’actuelle présidence polonaise du conseil de l’UE, pourrait jeter les bases d’un tel mécanisme à titre expérimental, par exemple en reprenant à son compte l’initiative lancée par les Pays-Bas et en mobilisant des personnels affectés au CIPD. L’État ukrainien pourrait ensuite demander à y avoir recours en tant que pays candidat. À charge ensuite pour la Commission de proposer un texte permettant sa régularisation sur la durée du conflit, pour aboutir ensuite à un traité ad hoc à son issue.
Guillaume Levrier a reçu des financements de la Bibliothèque nationale de France comme lauréat de la bourse Mark Pigott pour les Humanités Numériques.