« Django Reinhard a révélé notre peuple »
Angelo Debarre est aujourd’hui l’un des plus grands guitaristes manouches. Selon lui, lorsqu’on est né dans la communauté des gens du voyage, la musique est une chose qui va de soi, c’est un miracle quasi divin, et Django Reinhardt, inventeur du « swing manouche », demeure une figure solaire... L’article « Django Reinhard a révélé notre peuple » est apparu en premier sur Causeur.

Angelo Debarre est aujourd’hui l’un des plus grands guitaristes manouches. Selon lui, lorsqu’on est né dans la communauté des gens du voyage, la musique est une chose qui va de soi, c’est un miracle quasi divin, et Django Reinhardt, inventeur du « swing manouche », demeure une figure solaire

décembre 2009 © Photographie de Marc Chesnau
Un soir de décembre dernier, je marche dans la rue des Lombards. Devant l’un des trois clubs de jazz de la rue, j’aperçois sur l’affiche à l’entrée un nom : Angelo Debarre. Quels souvenirs ! Je devais avoir 16 ans lorsque je l’ai vu en concert. J’en ai gardé un souvenir magique, mystérieux, enveloppé d’un voile de brume tzigane. Manouche de mes rêves ! J’avais été ébloui par la classe de ce ténébreux guitariste. Et bouleversé par la beauté de sa musique. Debarre est l’un des plus grands maîtres de la musique manouche. Ses guitares ont parcouru le monde et fait résonner l’âme de son peuple aux quatre coins de la planète. Il suffit de le regarder jouer quelques secondes pour comprendre qu’il est un virtuose absolu. Angelo Debarre mêle en son jeu une technique époustouflante, un lyrisme envoûtant, un swing à couper le souffle et une humanité déchirante de douleur et de joie, tellement manouche. Ce soir de décembre, je me décide donc à entrer au Sunset, l’écouter, vingt ans après. Le club est bourré. Angelo est assis, sa guitare entre les mains, entouré d’un contrebassiste et d’un autre guitariste. Il fait des merveilles. La salle est ensorcelée. Pas un bruit. Les esprits manouches, tziganes, sinté* ont pris possession du lieu. Debarre, lui, est habité par la musique, par la poésie. Quand il joue, il ne bouge pas.
C’est un tragédien solennel. Il en a d’ailleurs le visage. Sa gueule magnifique semble coupée au couteau ou taillée dans le marbre. Les vers des rois de Racine pourraient sortir de sa bouche. Mais il est né chez les manouches, dans une caravane, et ce sont les notes de la guitare qui éclatent – divinement ! – sous ses doigts de sorcier et forment les poèmes des gens du voyage. Et quel swing ! Ça « transmet » comme on dit dans le monde de la tauromachie. Les quelques jeunes entassés au fond du club ne peuvent s’empêcher de danser. Angelo Debarre, lui, officie tranquille, serein. Pour lui, ça roule. Je l’attends à la fin du concert. Il salue le public, dédicace quelques albums, et sort s’en griller une. Je me présente, le félicite, lui témoigne mon admiration, et lui propose une interview dans Causeur. « Si tu veux. Mais c’est pas moi qui viendrai à Paris ! Si tu veux qu’on fasse ça, tu viens chez moi, à Samois. » Samois-sur-Seine. La ville où Django s’était sédentarisé. Celle aussi où il fut enterré en 1953.
Un lieu de pèlerinage. Sa tombe est toujours plus ou moins jonchée de médiators – ce petit outil triangulaire dont les musiciens se servent pour gratter les cordes de la guitare – que viennent déposer les guitaristes en son souvenir. D’autres musiciens sont enterrés avec lui : son frère Joseph (qui l’accompagnait à la guitare), ainsi que ses fils Lousson et Babik, guitaristes aussi. Chaque année, en juin, c’est dans ce village que se déroule le Festival Django Reinhardt, festival de jazz faisant la part belle à la musique de Django : le « jazz manouche ». C’est dans cette ville qu’Angelo a lui aussi décidé d’abandonner sa caravane et la vie de voyageur. D’autres guitaristes s’y sont installés, comme Romane, David Reinhardt (petit-fils de Django) ou encore Mathieu Chatelain. Ce village d’à peine plus de 2 000 habitants semble suspendu dans le temps. En cet hiver, les rues y sont presque désertes. Sa beauté est intacte, douce et paisible. Une impression de rêve. Depuis le quai de la République – non loin de la petite maison dans laquelle Django a fini ses jours et sur la façade de laquelle trône une plaque en sa mémoire –, on se croirait sur une île. C’est là, au Aum Caffè, où il a ses habitudes, qu’Angelo Debarre nous a donné rendez-vous.
Causeur. Quelle a été la place de la musique dans votre enfance ?
Angelo Debarre. Je suis né dans une famille de musiciens. Chez nous, les manouches, on aime beaucoup la fête. Et il n’y a pas de fête sans musique. Ma mère chantait, et elle s’accompagnait à la guitare. Ce n’était pas son métier, c’était pour son plaisir, comme chez beaucoup de manouches. C’est elle qui m’a appris mes premiers accords. J’ai commencé à jouer vers 7 ans.
Donc votre révélation pour la musique, vous l’avez eue par la famille, par le mode de vie manouche ?
On peut dire ça, car la musique va de soi chez nous. Enfin, c’est comme ça que ça a commencé en tout cas. Mais ma grande révélation pour la musique c’est lorsque, jeune encore, j’ai écouté Django Reinhardt. La musique de Django, c’était un peu plus jazz et swing que ce qu’on jouait chez nous. Lorsque j’ai entendu sa musique pour la première fois… j’ai été foudroyé. C’était la révélation.
En famille, on ne jouait pas la musique de Django, celle qu’on appelle aujourd’hui le « jazz manouche » ?
Déjà pour commencer, je n’aime pas ce terme de « jazz manouche ». Surtout aujourd’hui. Maintenant « jazz », ça ne veut plus rien dire. On appelle tout jazz. Lorsque j’écoute des émissions de jazz, je me dis : ça, c’est du jazz ? Ils te passent des trucs, et tu te dis : quel rapport avec le jazz ? Ça ne swingue même pas ! Donc plutôt que « jazz manouche », je préfère « swing manouche ». Pour en revenir à votre question, la musique qu’on jouait dans mon enfance, c’était principalement du folklore de chez nous, de la musique tzigane. Et puis de la variété swing des années cinquante. Également la chanson française.
Pensez-vous que, chez les gens du voyage, la musique tienne une place plus importante que dans le reste de la population ?
Oui, c’est évident. La musique, c’est la joie et la liberté. Chez les manouches, ces deux choses sont essentielles. Chez nous, la vie n’est pas toujours facile, et autrefois encore moins. Vous imaginez ce qu’a pu être la vie des gens du voyage il y a cent ans ? Donc, nous avons besoin de cette joie intense que procure la musique. Elle nous soigne, elle nous apaise. Elle nous libère. Avec la musique, même dure, la vie vaut d’être vécue. C’est aussi pour cela que notre musique est à la fois si joyeuse et si poignante. Si intense ! C’est parce qu’elle est le fruit de notre histoire parfois douloureuse. C’est un peu l’équivalent du blues pour les Noirs américains.
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La musique qui swingue, dans le jazz américain, est tombée en désuétude. Le jazz à la mode aujourd’hui, comme vous l’avez d’ailleurs dit, ne swingue plus. Alors que le swing manouche reste, lui, assez en vogue. On compte de nombreux musiciens dans ce style, aujourd’hui encore, faisant des carrières importantes, comme vous, Biréli Lagrène ou encore Stochelo Rosenberg. Sans compter la nouvelle génération ! Si cette musique reste si vivante, ne serait-ce pas dû au fait que plus qu’une musique, elle est une culture ?
Évidemment. Le swing manouche fait partie de notre mode de vie. Il nous rassemble. Le jazz américain, lui, n’a cessé d’évoluer, jusqu’à se perdre. Nous, notre swing, c’est un art et une tradition que l’on a perpétués dans le respect de celui qui l’a créé : Django. Le swing manouche n’a pas vraiment connu d’évolution. Chacun le joue en y apportant sa personnalité, mais dans un respect scrupuleux de ce style.
Les gens du voyage sont donc un peu conservateurs ?
Et comment ! Heureusement ! Sans cela, on serait complètement dilués dans la population. On ne serait plus nous-mêmes. Qu’est-ce qui est beau dans le monde ? C’est la différence ! Et pour qu’il y ait des différences, il faut que chacun reste soi-même. La mondialisation, ce n’est pas notre truc. C’est à cause de cette uniformisation que le monde va vers sa mort. Mais nous, on résiste !
Les jeunes manouches pratiquent toujours autant la musique tzigane et celle de Django ?
Oui. Bien qu’ils jouent aussi la musique de leur époque à eux. C’est normal. Mais chez nous, je peux vous dire que tous les jeunes, je dis bien tous, savent qui est Django Reinhardt et ce qu’il représente. C’est leur histoire, celle de leur peuple, et ils le savent.
Cette musique, le swing manouche, existait-elle avant Django ?
Non, ce style, c’est lui qui l’a créé. Avant lui, on jouait notre folklore, la valse musette aussi, les chants traditionnels… Django était un musicien qui jouait tout cela. Mais lorsqu’il a découvert le jazz américain, et donc le swing, il a tout de suite été séduit. Il l’a mêlé à la musique de sa communauté. Et le swing manouche est né ! Et grâce à cela… il a révélé notre peuple. Django reste le grand manouche de l’histoire ! D’ailleurs, dans la société actuelle encore, les manouches sont tolérés et respectés uniquement s’ils sont musiciens. Sinon, pour les gens, nous restons des « voleurs de poules ».
Pour vous, qu’y a-t-il d’important à dire sur Django Reinhardt ?
L’importance de Django ne se dit pas, elle s’écoute. Il est plus qu’un musicien, plus qu’un guitariste. C’est un génie. Les musiciens le savent tous. Il est l’un des plus grands maîtres de son instrument. Il y a plein de grands guitaristes, mais Django à cette puissance, ce mystère inexplicable, qui fait qu’il est supérieur. Mozart ne s’explique pas, Django non plus. Ce sont des gens envoyés par le Ciel. Je ne dis pas ça en l’air, je le pense sincèrement. Ce ne sont pas des gens normaux. Ils sont habités par la grâce.

Il y a le génie, bien sûr… mais le travail dans tout cela ? Dans votre cas, lorsqu’on vous voit jouer, votre vélocité, votre virtuosité et votre technique époustouflent. Cela demande un gros travail ?
Eh bien non… (rires) je n’ai jamais été un grand courageux. Je n’ai jamais bossé comme un malade. Franchement, ce n’est pas pour m’en vanter, mais je ne suis pas un gros travailleur. J’ai fait ma petite école en jouant, en improvisant, en écoutant les autres… voilà. Il y a eu un petit peu de travail évidemment. Mais j’ai surtout toujours compté sur la magie. Moi je suis croyant. Et pour moi la musique, c’est un cadeau de Dieu. Ça descend comme un miracle. Parfois il m’arrive de jouer sans que le miracle ne se produise. On joue bien, mais sans plus. Et puis parfois, on a l’impression que Dieu pose sa main sur nous, et tout s’envole. Quand on commence à swinguer, il y a quelque chose de miraculeux, d’inexplicable.
À ceux qui ne connaissent pas Django Reinhardt, que conseilleriez-vous d’écouter?
Les enregistrements entre 1939 et 1948 pour entendre la couleur, le style qui ont révélé Django. Puis le dernier enregistrement de 1953 beaucoup plus jazz, qui est un chef-d’œuvre. Il y a enregistré ses compositions, comme le magnifique Nuages, mais aussi quelques classiques du jazz américain. Et cette fois pas avec la formation traditionnelle de swing manouche pour l’accompagner, mais avec un trio piano, contrebasse, batterie. Il faut absolument écouter cela.
C’est pour être plus près de Django que vous vous êtes sédentarisé à Samois ?
Pas vraiment. Mais sans lui, je n’aurai probablement pas connu cette ville. C’est arrivé en 2009. Je suis venu ici passer quatre jours pour le Festival Django Reinhardt, avec un cousin à moi qui m’avait accompagné avec sa caravane. On s’était installé avec plein de manouches. C’était merveilleux cette ambiance. Et puis, le festival s’est terminé, mais on est resté encore un peu. Ensuite, j’ai loué un emplacement de caravane dans le camping de la ville. Et puis, avec ma femme, on s’est vachement bien plu ici. On a décidé de louer un appartement dans le centre-ville, puis une maison. Et finalement, j’ai acheté un terrain et j’ai construit ma maison. J’ai quitté le groupe avec lequel on vivait et voyageait. Voilà, ça s’est fait comme ça. J’ai même repris et tenu le restaurant sur les quais, Chez Fernand, pendant un an et demi. Je dois dire que la vie de voyageur, avec la musique, c’était difficile. Je partais en voyage pour jouer, en tournée, et quand je revenais au camp, il fallait reprendre le volant pour voyager encore. Je passais donc ma vie sur les routes et dans les aéroports. Pour organiser les tournées, c’était un casse-tête. Et puis, vous savez, pour les gens du voyage de manière générale, c’est de toute façon de plus en plus compliqué. Autrefois, quand on trouvait un joli terrain près d’une rivière ou sur les rives d’un fleuve, on s’y installait comme ça, quelques jours, puis on repartait. C’était poétique, simple, naturel. Maintenant, c’est devenu un enfer. Tout est clôturé de partout, tout est interdit, tout est réglementé. Des terrains « libres » comme avant, ça n’existe plus. Mais ici, à Samois, je suis heureux. Je ne regrette pas mon choix… et je comprends celui de Django !
*Sinté : ethnie tzigane d’Europe de l’Ouest.
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