Dans les années 1960, un hommage jazz à Malcolm X, entre révolte et spiritualité

À l’occasion du 60e anniversaire de la mort de Malcolm X, retour sur l'hommage révolutionnaire rendu à l’époque par la musique jazz à ce pilier de la lutte pour les droits civiques.

Fév 20, 2025 - 17:40
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Dans les années 1960, un hommage jazz à Malcolm X, entre révolte et spiritualité

Il y a 60 ans, Malcolm X était assassiné. Face à la perte de l’un des piliers du mouvement des droits civiques, l’Amérique noire est alors majoritairement en deuil. Un artiste de jazz talentueux Leon Thomas compose alors une chanson révolutionnaire. Méconnue en France, celle-ci exprime la douleur mêlée d’espoir des Afro-Américains, tout en défiant le système raciste et en comparant un musulman étiqueté « ennemi de l’État » à Jésus-Christ. Un hommage musical qui transcende le temps et continue de résonner aujourd’hui.


À la fin des années 1950, des musiciens de premier plan comme Charlie Parker, Charles Mingus et John Coltrane ont explicitement introduit la politique dans leur jazz, alors que le mouvement pour les droits civiques commençait à prendre de l’ampleur aux États-Unis. Comme le musicien Gilad Atzmon l’a souligné :

« Les Noirs américains réclamaient la liberté, et le jazz l’exprimait mieux que de simples mots. »

Cette tendance s’est poursuivie et intensifiée au cours des décennies suivantes, en particulier dans le free et le spiritual jazz. Ces sous-genres représentaient une bataille plus virulente pour la liberté politique.

Profondément beau

En 1969, le chanteur de jazz d’avant-garde Leon Thomas a composé « Malcolm’s gone » (en français « Malcolm est parti ») avec le géant du jazz spirituel Pharoah Sanders. Il s’agit d’un hommage d’une grande beauté au militant révolutionnaire américain des droits civiques, Malcolm X, qui a été assassiné en 1965.

« Malcolm’s gone », de Leon Thomas.

La chanson figure sur le premier album solo de Leon Thomas, « Spirits Known and Unknown ».

Elle met en vedette Sanders (au saxophone ténor) et d’autres sommités du free jazz comme Cecil McBee (basse), Lonnie Liston Smith (claviers) et Roy Haynes (batterie).

Décédé en 1999, Leon Thomas est une figure souvent oubliée de la musique populaire. Il est remarquable pour son style vocal jazz unique, caractérisé par l’utilisation expérimentale du yodel et du scatting, ainsi que pour son envoûtante voix naturelle.

Lorsque les gens le connaissent, c’est surtout pour sa contribution aux enregistrements de grands noms du jazz et du rock tels que Randy Weston, Rahsaan Roland Kirk, Oliver Nelson et Carlos Santana. Pourtant, la portée de son œuvre solo et de sa contribution au jazz, en particulier dans le domaine de la vocalisation, est considérable.

Quelques secondes de silence

Sur « Malcolm’s gone », un morceau principalement instrumental, le premier vers de Leon Thomas est simplement « Malik El-Shabazz », le nom musulman supposé de Malcolm X au moment de sa mort.

Ces mots sont suivis de quelques secondes de silence, avant que le groupe ne commence à jouer une mélodie profondément mélancolique, l’équivalent sonore des émotions que l’on ressent à l’annonce du décès d’un être cher.

Leon Thomas recommence à chanter environ deux minutes plus tard avec les vers :

« Je sais qu’il est parti… mais il n’est pas oublié. »

« Je sais qu’il est mort pour me libérer… oui Malcolm est parti, mais il n’est pas oublié, il est mort pour me sauver, me rendre ma dignité. »

Leon Thomas explose alors en yodel. Sa plainte lugubre est accompagnée d’une cacophonie saisissante de rythmes et de mélodies magnifiquement superposés. La chanson se transforme ensuite en ce qui ressemble à une version jazz spirituelle d’un service funèbre pentecôtiste. Elle s’achève sur les applaudissements à l’unisson de la congrégation qui rend hommage à Malcolm X.

La chanson évoque une foule en deuil lors d’un enterrement. En même temps, elle crée une atmosphère de jubilation rappelant celle d’une assemblée traversée par une possession spirituelle collective.

Sur le plan sonore, elle s’inspire de diverses traditions spirituelles noires pour exprimer, par le son, l’émotion liée à la perte d’un membre aimé et respecté de l’Oumma, la communauté musulmane. Les paroles établissent clairement des parallèles entre Malcolm X et Jésus-Christ, ce que certains peuvent considérer comme l’hommage ultime, ou peut-être comme une déclaration politique très forte compte tenu du climat sociopolitique des États-Unis à cette époque.

Une période agitée

La fin des années 1960, période à laquelle Leon Thomas a sorti la chanson, a été très agitée pour les Afro-Américains. Elle a marqué la fin de la phase relativement non violente des droits civiques aux États-Unis, et le début du mouvement militant Black Power.

À ce moment-là, de nombreux Noirs ont commencé à estimer que la résistance passive de l’ère des droits civiques n’était plus une option viable dans leur quête d’égalité. C’est ainsi que s’est opéré un glissement vers les idéologies nationaliste, panafricaine et socialiste proposées par les mouvements Black Power, décidés à se protéger par tous les moyens nécessaires contre un État oppressif.

C’est également à cette époque que de nombreuses personnalités influentes ont été réduites au silence, emprisonnées ou assassinées. La situation a été exacerbée par la guerre du Viêt Nam et la politique conservatrice de l’ère Nixon.

« Malcolm’s gone » n’est pas seulement une chanson qui rend hommage à l’un des combattants noirs pour la liberté les plus influents de la planète (ce qui est en soi un acte révolutionnaire). C’est une chanson qui ose le comparer à la divinité même que l’Amérique blanche, nationaliste et raciste priait la nuit, Jésus-Christ. Il s’agissait d’un acte très provocateur compte tenu des fondements chrétiens de l’Amérique et du fait que Malcolm X, un musulman noir, était perçu comme un ennemi de l’État.

Avec des paroles minimales et une énergie mystique, la chanson capture la douleur et l’optimisme de l’Amérique noire à une époque de grande adversité. En même temps, elle consolide les idées de pacifisme des droits civiques (à travers l’imagerie du Christ) et de militantisme du Black Power (sous la forme de bruits d’instruments et de gémissements). C’est une expression profonde de la condition noire de l’époque et un hommage profondément digne à un soldat tombé au combat.The Conversation

Michael Shakib Bhatch ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.