Changement climatique : les forêts ont-elles besoin de nous pour s’adapter ?
Les scientifiques constatent que le vivant, à l’échelle de l’arbre comme de la forêt, est capable d’étonnants processus d’adaptation. Ceux-ci suffiront-ils face aux changements climatiques actuels ?


Les scientifiques constatent que le vivant, à l’échelle de l’arbre, de la forêt ou de l’essence d’arbre, est capable d’étonnants processus d’adaptation. Mais ces derniers suffiront-ils face au changement climatique en cours ?
Adaptation. Le mot sonne comme une injonction. Il envahit peu à peu l’espace médiatique et politique pour évoquer notre positionnement vis-à-vis d’un environnement en proie à de nombreux fléaux. Le mot atténuation, lui, est beaucoup moins présent pour parler des émissions de gaz à effet de serre et des pressions que l’on fait peser sur les écosystèmes.
Adaptation et atténuation sont deux actions dépendantes, l’une n’exclut pas l’autre, mais rappelons toutefois que le GIEC a estimé qu’il nous coûterait vingt fois plus cher de nous adapter sans atténuation que d’arriver à la neutralité carbone.
Malgré cette réalité, l’idée de s’adapter a bien du succès, mais si on se place sur le temps long, elle peut sembler étonnante. En effet, être adapté à notre environnement, à notre climat, nous l’étions depuis l’apparition de notre civilisation, car le climat n’a subi que de faibles variations depuis cette époque, en comparaison de ce qui nous attend.
Face au défi climatique, l’idée d’adaptation est devenue un processus qui s’incarne dans des trajectoires, des scénarios, des plans. La France s’est dotée d’un plan national d’adaptation au changement climatique et d’une trajectoire de référence pour l’élaborer. Cette trajectoire prévoit que d’ici 2100, le climat de Marseille sera celui de Séville et le climat de Paris celui de Montpellier.
Tous les êtres vivants vont devoir s’adapter et sont déjà en train d’essayer de le faire, chacun à sa vitesse, grâce à la sélection naturelle et la diversité génétique dont celle-ci se nourrit. Les populations d’arbres elles aussi s’adaptent aux nouvelles conditions climatiques, mais réussiront-elles à le faire avant de disparaître ? Telle est la question.
Certains répondront que c’est impossible et qu’il faut donc accélérer la récolte des forêts actuelles et la plantation d’un milliard de nouveaux arbres, espère-t-on mieux adaptés aux conditions futures. Ces nouveaux arbres, certains proposent d’aller les chercher chez d’autres espèces qui n’existent pas en France et qui vivent dans des climats plus chauds et plus secs tels que le chêne zéen, les sapins de Turquie, l’eucalyptus. Ces solutions posent aussi de nombreuses réserves soulevées par les scientifiques.
D’autres options sont aussi envisageables visant à tirer parti des mécanismes naturels d’adaptation. Mais soyons clairs : il n’y aura pas de solution miracle universelle, il faudra diversifier les options comme les forêts elles-mêmes, indispensables de bien des façons à notre bien-être.
Ce que nous devons aux forêts
De fait, les forêts apportent de très nombreuses contributions à nos sociétés et à notre bien-être. Elles fournissent du bois pour la construction, la manufacture, la production d’énergie mais aussi des médicaments (même si certaines molécules sont par la suite parfois synthétisées en laboratoire) comme les extraits de saule (aspirine) ou d’if (anticancéreux), des aliments pour l’homme (baies, champignons) et le bétail (glands, feuillage).
Elles captent le CO2 atmosphérique et le stockent durablement dans le bois et le sol, purifient l’air et l’eau, atténuent les événements climatiques extrêmes, maintiennent et enrichissent les sols, abritent une très grande biodiversité, et sont une composante majeure du système climatique. Elles jouent enfin un grand rôle dans notre santé physique et mentale et notre identité culturelle.
Le temps forestier face à la vitesse du changement climatique
Mais aujourd’hui, les forêts doivent faire face à un bouleversement inédit, le réchauffement climatique, qui a connu une très nette accélération ces dix dernières années en France. La trajectoire de référence que la France a adoptée pour établir son plan d’adaptation prévoit +4 °C avant 2100.
Les forêts doivent donc faire face à deux temporalités différentes, celle du changement climatique et celle de leur cycle de vie ou cycle d’exploitation qui varie de 40-50 ans pour certains résineux à croissance rapide comme le pin des Landes voire 20 ans pour les peupleraies, à plus de 180 ans pour le chêne.
Un arbre peut-il s’adapter à des conditions changeantes au cours de sa vie ?
Penser le futur des forêts nécessite donc d’anticiper l’évolution attendue du climat, en tenant compte des incertitudes, mais également de prendre en compte les capacités d’adaptation propres à chaque arbre au cours de sa vie. Le fonctionnement d’un arbre dépend des conditions dans lesquelles il se trouve, il peut s’ajuster en quelques minutes à un changement de luminosité par exemple.
Cet ajustement constant lui permet d’endurer des conditions météorologiques très différentes au cours d’une année et d’une année sur l’autre. Cette plasticité permet notamment à des arbres exotiques introduits dans des parcs et jardins de croître, survivre et parfois se reproduire dans des conditions très différentes de celles où ils vivent normalement.
Elle a aussi permis aux arbres de survivre avec un réchauffement global de +1,5 °C. Mais malheureusement, cette plasticité a des limites qui ont maintenant été atteintes dans de nombreuses régions. En effet, la vie, telle qu’elle existe sur Terre, ne peut persister sans eau liquide, et au-delà de 40 °C les protéines commencent à se dénaturer et la photosynthèse et autres processus physiologiques atteignent leur limite.
L’accentuation des sécheresses et des canicules depuis 2003 a ainsi provoqué des dépérissements massifs en France, en particulier dans les forêts d’épicéas du Nord-Est qui sont passées de puits à source de carbone. Puisque les limites vitales sont atteintes, certains prônent par exemple de réduire la densité d’arbres afin de diminuer la compétition pour l’eau. Cependant, en deçà d’une certaine densité, ce n’est plus une forêt qu’on maintient mais une savane arborée.
L’adaptation par la sélection naturelle peut-elle être rapide chez les arbres ?
D’autres capacités d’adaptation se situent à l’échelle des populations d’arbres. Les arbres sont parmi les organismes vivants ayant la plus grande diversité génétique, non seulement à l’échelle de leurs aires naturelles (celle du Pin sylvestre s’étend de la Sibérie à l’Andalousie, sous des climats bien différents), mais aussi à l’intérieur de chaque peuplement. Grâce à cette diversité génétique, les forêts bénéficient d’un fort potentiel d’adaptation par l’action de la sélection naturelle.
Le transfert de graines pour planter des arbres hors de leur aire d’origine est une pratique forestière ancienne. Les études rétrospectives de telles forêts révèlent une capacité d’adaptation à de nouvelles conditions après seulement une à quelques générations d’arbres. Ainsi chez le Pin maritime, espèce globalement sensible au froid, on a observé que les descendants d’arbres survivants de plantations artificielles faites dans le Nord-Est de la France étaient plus résistants au froid que les plants issus des forêts de l’aire naturelle.
Cette capacité d’adaptation génétique rapide est aussi mise à profit dans les programmes de sélection : le Pin radiata, qui a une aire naturelle extrêmement réduite à quelques populations de la côte Californienne sous un climat doux et humide, est devenu en quelques décennies l’une des essences les plus largement plantées sur tous les continents y compris sous des climats plus secs ou continentaux.
L’adaptation par l’action de la sélection naturelle ne doit pas se raisonner seulement à l’échelle des générations (plusieurs décennies chez les arbres) car c’est aussi un processus continu. Des études génétiques menées sur différents arbres tempérés et tropicaux ont montré qu’au sein d’une forêt, chaque arbre est adapté à son micro-environnement. Ainsi, on a montré que les populations d’arbres situées à différentes altitudes d’une même montagne peuvent avoir des spécificités génétiques adaptatives : plus adaptées au froid en altitude et à des conditions chaudes et sèches en basse altitude.
À l’échelle de la forêt, la compétition pour la lumière aboutit au fait que les arbres plus grands dits « dominants » ont un meilleur accès à la lumière. Ils survivent plus longtemps, produisent plus de pollen ou de graines et transmettent donc plus leurs gènes à la génération suivante.
Ainsi toutes les caractéristiques qui contribuent à rendre un arbre dominant sur ses voisins sont sélectionnées : la sélection naturelle procède ainsi par écrémage continu dans la diversité génétique existante à tous les stades de la forêt. D’autres processus de sélection portent sur des caractéristiques liées à la résistance à des stress (froid, sécheresse, pathogènes).
Par exemple, la réserve intégrale de la hêtraie de La Massane dans les Pyrénées Orientales montre des signes importants de dépérissement mais les facteurs de mortalité varient d’une année à l’autre : les arbres que l’on observe aujourd’hui sont les survivants de nombreux événements de sélection successifs. La forêt s’adapte en continu, pas à pas.
Les diversités d’adaptation au sein d’une même forêt
Une forêt naturelle n’est donc pas homogène. Coexistent souvent plusieurs types d’arbres ayant différentes stratégies d’adaptation. Dans la hêtraie du Mont Ventoux (Vaucluse) par exemple, on trouve des arbres qui démarrent leur croissance rapidement au printemps avant la sécheresse estivale mais courent le risque de subir les gels printaniers, et des arbres qui démarrent plus tardivement mais sont plus tolérants à la sécheresse.
Au fil des générations, les mécanismes de la reproduction sexuée réorganisent en partie le patrimoine génétique transmis par chaque arbre à ses descendants en générant de nouvelles combinaisons génétiques originales qui seront soumises à leur tour aux processus de sélection : c’est l’un des mécanismes permettant le maintien d’une diversité génétique malgré la sélection naturelle. Chez les arbres, qui ont un cycle de vie long et dispersent loin leur pollen et leurs graines, les facteurs de sélection changent dans le temps et varient dans l’espace, ce qui contribue aussi au maintien d’une grande diversité génétique, et donc d’un potentiel d’adaptation, au sein de chaque population.
Mais l’action de la sélection naturelle trouve ses limites dans les contraintes du fonctionnement physiologique des plantes et est parfois entravée par un manque d’arbres reproducteurs, un manque de diversité génétique, des événements catastrophiques de grande ampleur, des parasites émergents, etc. Il est donc bien difficile et hasardeux de prédire la capacité d’adaptation future d’une forêt particulière et de se reposer simplement là-dessus. On peut néanmoins raisonner l’impact des pratiques de gestion sur les mécanismes d’adaptation.
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Piloter la sélection naturelle par la gestion forestière
La sylviculture peut en effet piloter les mécanismes de sélection naturelle eux-mêmes. Par exemple, les coupes d’éclaircies successives qui ont pour but de supprimer les arbres les moins intéressants pour laisser plus de place aux autres, diminuent l’intensité de la compétition pour l’eau qui est aussi un des mécanismes de la sélection naturelle. Cependant, le choix des arbres conservés lors de ces éclaircies se fait sur la base d’objectifs de gestion (on garde les plus beaux arbres, qui ne sont pas toujours les plus résistants à la sécheresse notamment si le peuplement a été peu soumis au stress). Selon la fréquence des éclaircies, leur intensité et les critères de choix des arbres retenus à chaque étape, la gestion peut au final accélérer ou freiner la sélection naturelle. On comprend bien alors qu’il y a un compromis à trouver entre réduire le stress subi par une forêt et favoriser son adaptation génétique par sélection naturelle (une option peut être de laisser agir la sélection au stade jeune avant de réduire le stress dans les stades plus avancés).
Un autre levier d’action sur l’adaptation des forêts est le contrôle de la diversité génétique lors du renouvellement des peuplements : cette diversité doit être suffisante pour permettre aux multiples processus de sélection naturelle de faire leur tri au fil des années, y compris les sélections que nous sommes incapables de prédire à l’avance comme la résistance à des parasites émergents ou des conditions climatiques exceptionnelles. Le forestier peut agir sur cette diversité en maintenant un nombre suffisant d’arbres semenciers, et en les laissant se reproduire sur plusieurs années pour compenser les aléas qu’il peut y avoir dans sa production de fruits. Il crée ainsi les conditions d’installation et de survie de nombreux semis.
Dans des situations de forêts en fort déclin, des renforcements de diversité génétique peuvent être envisagés : ainsi, certains pays d’Europe du Nord envisagent de renforcer la diversité génétique de forêts de frênes ravagées par une maladie récente, la chalarose, en plantant quelques frênes identifiés comme porteurs de caractéristiques de tolérance à la maladie pour qu’ils s’hybrident avec les frênes locaux et contribuent ainsi à améliorer la résistance du peuplement.
Vers des pratiques de gestion adaptative
Chercheurs et gestionnaires forestiers utilisent des outils de simulation pour explorer des stratégies de gestion forestière innovantes combinant processus naturels et processus dirigés d’adaptation, et prédire leurs effets à court et long terme. Des interventions bien raisonnées peuvent accélérer les processus d’adaptation sans nuire aux fonctions attendues de la forêt (production, protection, récréation, etc.), tandis que des interventions mal raisonnées peuvent au contraire freiner ces processus, voire prendre la direction d’une maladaptation. Laisser de la place aux processus naturels garantit une adaptation flexible face à des pressions imprévues (par ex. parasites émergents) et des risques multiples difficiles à anticiper.
Une stratégie de pilotage des processus naturels d’adaptation, éventuellement complétée par des apports de diversité génétique nouvelle dans certains cas mais pas systématiquement, rentrerait parfaitement dans le cadre des « stratégies de gestion adaptative » : un terme, parfois mal compris, qui signifie que la stratégie elle-même est continûment évaluée et au besoin réajustée.
Dans un cadre élargi considérant les forêts comme des socio-écosystèmes, les stratégies de gestion adaptative se raisonnent en fonction du contexte local, à l’échelle de territoires (par exemple dans les Chartes Forestières de Territoires), mais le pilotage dynamique des processus d’adaptation n’est pas encore bien intégré dans ces stratégies.
Le colloque « Nos forêts demain - Comprendre, transmettre, agir » est organisé les 21 et 22 mars 2025 par l'Institut de France, l'Académie des sciences et le Château de Chantilly en partenariat avec The Conversation. Inscription gratuite en ligne.
Isabelle Chuine a reçu des subventions publiques nationales, européennes, et une subvention de l'université d'Harvard.
François Lefèvre a reçu des financements de subventions publiques nationales et Européennes. Il est membre de l'académie d'agriculture de France.