C’est du Zola ! 

L’une des plus belles expositions de ce printemps est consacrée aux photographies d’Émile Zola. L’écrivain se découvre cette passion tardive en même temps que le bonheur familial, et ses clichés témoignent de la vie d’un bourgeois heureux et amoureux, loin des bas-fonds sordides dépeints au fil de ses romans... L’article C’est du Zola !  est apparu en premier sur Causeur.

Avr 20, 2025 - 11:53
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C’est du Zola ! 

L’une des plus belles expositions de ce printemps était consacrée aux photographies d’Émile Zola. L’écrivain se découvre cette passion tardive en même temps que le bonheur familial, et ses clichés témoignent de la vie d’un bourgeois heureux et amoureux, loin des bas-fonds sordides dépeints au fil de ses romans


Émile Zola (1840-1902) eut deux enfants, Denise et Jacques, d’une jeune femme qu’Alexandrine, son épouse, fit entrer à leur service comme lingère au printemps 1888, et dont il tomba éperdument amoureux. Il avait alors 48 ans et traversait une crise dont il avait confessé l’ampleur l’année précédente, dans ses travaux préparatoires au Rêve, seizième roman du cycle des Rougon-Macquart : « Moi, le travail, la littérature qui a mangé ma vie, et le bouleversement, la crise, le besoin d’être aimé. Après toutes les recherches, il n’y a que la femme. C’est l’aveu. Des sanglots, une vie manquée. La vieillesse qui arrive, plus d’amour possible, le corps qui s’en va. » Lui que l’on accusa, avec une violence inouïe, d’avoir « méconnu l’idéal des hommes » (Anatole France), d’avoir pataugé dans la boue des cœurs et suffoqué dans la touffeur de la nature humaine avec un pessimisme complaisant, trouva en Jeanne Rozerot la plus belle des consolations, la femme adorée à qui il ne cessa d’envoyer, lorsqu’il était loin d’elle – et il le fut souvent – toutes ses pensées, « tout son sang » et « toute son âme ».

La photographie, une révélation tardive

L’année de sa rencontre avec Jeanne, Zola découvrit la photographie lors d’un séjour à Royan, chez des amis qui l’initièrent à ce qui allait devenir son violon d’Ingres, selon ses propres mots. Il était né en 1840, un an après le premier daguerréotype, mais ne se consacra à cette fabuleuse nouveauté qu’à partir de 1894, l’année qui suivit la parution du Docteur Pascal, dernier volume de sa saga naturaliste. Denise avait cinq ans, Jacques trois ans, et lui, le grand romancier, le monument, futur auteur du puissant J’accuse… ! qui mourrait en 1902 asphyxié par les émanations toxiques de sa cheminée, rêvait de vivre encore vingt ans pour voir grandir ses enfants et chérir leur mère (Lettres à Jeanne, 31 décembre 1893). Pendant les huit dernières années de sa vie, il se passionna pour la photo, en amateur doué pour la chimie, le mouvement et la lumière, en artiste doué pour le réel et sa présence, en homme doué pour la vie, une vie « grande » et « bonne », « quoiqu’elle paraisse affreuse » (Le Docteur Pascal), qu’il eut l’admirable force et la joie souvent douloureuse de « vivre tout haut » (Mes Haines). Cette autre façon de saisir les choses et les êtres lui permit de fixer sur papier citrate les pages d’amour qu’il n’avait pas encore écrites, de cette façon du moins, dans ses romans.

Une centaine de photographies d’Émile Zola est actuellement exposée à l’Espace Richaud, ancien hôpital royal de Versailles. Sur ces images préemptées par la Médiathèque du patrimoine et de la photographie lors de la vente publique de 2017 (2 000 négatifs en tout), pas de Gervaise, de Tante Dide, de Père Fouan ni de Nana, pas de Chanteau hurlant que la goutte lui racle les os avec une scie, de fidèle cuisinière pendue aux cordons de son tablier, de mari agonisant dans des jupes qui exhalent un peu de l’épouse défunte, de Minouche indifférente à la noyade de ses ventrées de chatons, ni de médecin impuissant déclarant « on naît pour souffrir, à quoi bon s’en émouvoir ». Pas de personnages sortis des bas-fonds de la société, des bouges sordides de l’âme ou des malheureuses impasses du cœur, mais des êtres chers, bien mis et soignés, robes ceinturées, costumes élégants, chapeaux, souliers et bottines – Jeanne, les enfants, Alexandrine, les amis, les domestiques, le chien Pinpin – saisis par un œil attentif, tendre et protecteur, celui du mari, de l’amant, du père, de l’ami et du maître. Avec la photographie, Émile Zola referma le catalogue des maux et des tares étalés jusqu’à l’écœurement, pour ouvrir l’album des regards aimants, des gestes caressants et des doux détails qui consolent du malheur de l’existence. Une balade à bicyclette dans les Yvelines, près des Mureaux, des barques en bord de Seine, des promenades impressionnistes à Paris ou à la campagne, les épaules nues de Jeanne, Alexandrine lisant ou jouant avec ses chiens, les bulles de savon de Denise et de Jacques, leurs jeux complices autour d’une poupée, d’un chaton ou d’un petit lapin, leurs courses effrénées, main dans la main, dans le jardin de Verneuil, près de Médan, les cabrioles de Pinpin. Les photos d’֤Émile Zola, ce n’est pas franchement du Zola.

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L’œil du père, du mari, de l’homme amoureux

Sur l’un des albums qu’il constitua en 1897 et qu’il dédia à Jeanne Rozerot, on lit : « Denise et Jacques. Histoire vraie. » La vérité de la vie n’est pas seulement dans le visage de Nana putréfié par la petite vérole, avec son air de charnier, ses pustules et ses croûtes, ou dans celui de la fille d’Hélène (Une page d’amour), avec ses deux grands yeux de poupée morte et sa pâleur blême de femme jalouse. Elle est aussi dans le grain de beauté du dos de Jeanne, ses longs cheveux relevés en chignon qu’elle nattait le soir au coucher en « une tresse si tiède et qui sent[ait] si bon » (Lettres à Jeanne), son cou orné du collier aux sept perles que Zola lui offrit et qu’elle portera au-delà de la vie, dans les sourires de Denise et de Jacques – Jacques imitant son père, l’appareil photographique à la main, Denise lui passant les bras au cou lors de bien belles séances de lecture. Cette histoire vraie, elle est enfin sur le visage d’Émile Zola lui-même, qui se photographiait grâce à un déclencheur pneumatique de son invention. Visage sérieux et grave, beauté des rides de l’homme aimé, mais regard soucieux du précaire équilibre familial qu’il travailla à conserver, au prix d’un chagrin infini, pour que tout le monde autour de lui soit un peu heureux. Sa Pauline de La Joie de vivre (1884) s’était déjà posé la question : « Était-ce possible qu’on mentît à son cœur, qu’on cessât d’aimer un jour, après avoir aimé ? » Avec l’amour de Jeanne et des enfants d’un côté, et l’attachement à Alexandrine de l’autre, le cœur renaissant de Zola étouffait. Décidé à jouer le rôle de l’homme satisfait pour préserver le bonheur de tous excepté le sien, il prit souvent sa longue-vue pour apercevoir, depuis sa maison de Médan, ses « trois beaux mignons » dans leur jardin du village voisin. « Cette nuit, je pensais que je voudrais avoir une photographie de vous trois, à cette fenêtre, où vous m’apparaissez de si loin. Je trouve cette apparition si douce, que je voudrais en perpétuer le souvenir dans une image. Il faut que j’aie votre portrait à tous les trois, à cette fenêtre lointaine, où tant de fois je vous ai guettés. » (Lettre à Jeanne, 13 juillet 1893). Le « sale monde » (Nana) zolien cède, côté jardin, aux douces images d’Émile Zola.

Émile Zola, Sur une allée du parc Monceau : promeneuse sous un parapluie, 1894-1902 © Ministère de la Culture/MPP/Grand Palais-RMN

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Loin du manifeste, une tendresse silencieuse

« Zola photographe » est sans doute l’une des plus belles expositions de photos de ce printemps, avec la rétrospective Robert Doisneau (« Instants donnés ») au musée Maillol et les fresques de Sebastião Salgado aux Franciscaines de Deauville. Non pas que Zola soit un grand photographe mais, comme l’a si joliment écrit Michel Tournier dans son Crépuscule des masques, « il contemple, il aime, s’enchante de visages et photographie avec le cœur », pour retenir un peu de ce dont il fut privé – une vie de famille. On est loin des manifestes pixelisés courageusement engagés contre le racisme, la colonisation et la pollution, prêts à tout pour essayer de faire du Zola avec les pauvres moyens du bord – préjugés, conformisme et fragilité du monde – ou pour imprimer à la pelle des J’accuse subventionnés sur papier glacé. Qu’il est bon de regarder des images qui n’interrogent et ne dénoncent rien, qui n’incitent à aucune rédemption minute et n’invitent à aucune expérience onirico-holistique masturbatoire.

À l’époque de Zola, il y a cent trente ans, la photographie était toute une histoire : une technique laborieuse et un long récit. Le matériel était lourd, encombrant, le temps de pose et le développement fastidieux. Mais l’image racontait quelque chose. On prenait une photographie comme on prenait un peu de présent, pour le fixer et faire parler après lui la mémoire et le cœur. Nous vivons aujourd’hui dans un monde saturé d’images. Nous passons notre temps à tout photographier : un ticket de caisse comme preuve d’achat, une voiture mal garée comme preuve d’infraction, soi-même avec des amis comme certificat ès sympathie. Avec l’intelligence artificielle, la photo peut même reproduire à l’infini ce qui n’a pas eu lieu une seule fois et attester de ce qui n’a jamais existé, contrairement à ce que répète en boucle Roland Barthes dans sa Chambre claire (1980) : non pas « ça a été et ça ne sera plus jamais », mais ça n’a pas été et ça sera encore. Abreuvé d’images, photographes inépuisables mais inutiles de nos vies sans histoire, sans mémoire et sans cœur à force de vouloir tout retenir et de ne rien choisir parmi les moments qu’il nous est donné de vivre, nous nous éloignons de Zola photographe. Lui attendait de l’image qu’elle comble un peu la douloureuse béance de l’absence. Nous attendons – peut-être – secrètement des nôtres qu’elles ne viennent plus encombrer la plénitude de notre présence au monde.

À voir

« Zola photographe », Espace Richaud, 78, boulevard de la Reine, 78000 Versailles, jusqu’au 20 avril 2025.

« Robert Doisneau : instants Donnés », musée Maillol, 59-61, rue de Grenelle, 75007 Paris, du 17 avril au 12 octobre 2025.

« Sebastião Salgado, collection de la MEP », Les Franciscaines, 145b, avenue de la République, 14800 Deauville, jusqu’au 1er juin 2025.

Maison Zola, 26, rue Pasteur, 78670 Médan.

À lire

Émile Zola, Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), Gallimard, 2004.

Michel Tournier, Le Crépuscule des masques, Hoëbeke, 1992.

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